Décryptage : le budget de la défense 2023 au temps de « l’économie de guerre »

Décryptage : le budget de la défense 2023 au temps de « l’économie de guerre »

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Le budget des armées n’a cessé de baisser ces 20 dernières années mais la perspective d’un conflit de haute intensité confortée par le conflit en Ukraine a changé la donne. Depuis 2018, le montant accordé à l’appareil de défense français a recommencé à croître pour atteindre 3 milliards de plus en 2023, une première ! Ces sommes records suffiront-elles à bâtir « l’économie de guerre » voulue par Emmanuel Macron ? Rien n’est moins sûr. L’inflation flambe, le mégawattheure a dépassé les 1000 euros et les cours des matières premières s’affolent. De quoi sérieusement contrarier les plans du gouvernement.

« Je vous confirme que conformément à la Loi de programmation militaire votée, le gouvernement va inscrire en loi de finances pour 2023 une marche de 3 milliards d’euros supplémentaires pour le budget de nos armées ». En juillet dernier, le ministre des armées Sébastien Lecornu promettait le respect de la loi de programmation militaire (LPM) 2019-2025. Promesse tenue, le projet loi de finance (PLF) 2023 confirme une rallonge de 3 milliards d’euros. Avec un total de 43,9 milliards, Il s’agit du second poste de dépense de la nation, juste après l’enseignement scolaire (60,2 milliards). Une montée en puissance souhaitée de longue date par la France. En effet, depuis plusieurs années, les autorités militaires entrevoient le retour d’un conflit « plus symétrique et plus dur » dans un environnement géographique plus proche. La LPM 2019-2025 et plus encore la Revue stratégique qui l’accompagnait insistait sur la nécessité de s’y préparer. « Nous nous sommes fixé une ambition pour 2030, celle de disposer d’un modèle d’armée complet et équilibré, capable de garantir notre excellence et notre efficacité » indique ce document d’une centaine de pages qui analyse en profondeur l’environnement stratégique du pays. Après plusieurs années de baisse successives, les fonds alloués aux armées ont donc recommencé à croître. Entre 2018 et 2023 le budget augmentera de 36%, représentant un total de 37,6 milliards d’euros supplémentaire. Ainsi, la France se rapproche de l’objectif définit par l’OTAN : atteindre les 2% du PIB (environ 50 milliards d’euros). Un cap que le président de république souhaite atteindre à l’horizon 2025.

Les ressources humaines représentent l’un des points les plus importants de ce PLF 2023. Avec le recrutement de 29700 personnes dont 24000 militaires et 1500 créations de postes prévues dans des domaines variés allant du renseignement à la cyberdéfense en passant par les unités opérationnelles, la masse salariale absorbe près de 29% du budget, soit 12,9 milliards d’euros. La majorité de l’augmentation prévue (669 millions d’euros) lui est également dédiée. Autre point d’intérêt pour le ministère des armées : le maintien en condition opérationnelle. Son enveloppe va grossir de 12% par rapport à 2022 pour atteindre les cinq milliards d’euros. La dissuasion nucléaire bénéficie quant à elle de 5,6 milliards d’euros. Après trois années principalement dédiées aux commandes, 2023 marquera le retour des livraisons de matériels. 8,5 milliards d’euros serviront au paiement de celles-ci. Enfin, le saut technique et capacitaire ambitionné par les armées se traduit par 38 milliards d’euros de « commandes militaires vers une économie de guerre » comme l’indique le PLF. Ce montant ne doit pas être payé l’année prochaine et ne fait donc pas partie des 43,9 milliards d’euros de budget.

La France craignait un retour des affrontements de haute intensité vers les années 2030, cela n’aura échappé à personne, le futur a pris de l’avance et la guerre en Ukraine rend plus difficile encore le changement de braquet voulu par les armées. Lors son interview du 14 Juillet, le président de la République demandait aux industriels de la défense de « produire plus vite, plus fort des capacités d’armement » pour entrer dans une logique « d'économie de guerre ». Cependant, le conflit survenu à l’Est pèse lourd sur la base industrielle et technologique de défense (BITD) française. À l’inflation galopante viennent s’ajouter des tensions sur le marché des matières premières, pourtant indispensable à la fabrication d’armement. Sans oublier l’explosion du prix de l’énergie. Les grands groupes peuvent y faire face certes, mais les 4 000 PME qui composent leurs “supply chain” sont quant à elles en grande difficulté. Pour les aider à mettre en place cette économie de crise, quatre objectifs ont été définis. Les armées devront « avoir des expressions de besoins plus rustiques » indique Sébastien Lecornu, pour lutter contre une inévitable hausse des prix. Souveraineté oblige, le gouvernement veut également réduire les dépendances en relocalisant au maximum la production. Un message entendu par la BITD qui demande la simplification de la documentation et des procédures administratives pour réduire les délais de livraison. Enfin, la logique de flux tendus qui prévaut depuis de nombreuses années dans l’industrie, y compris dans le secteur de la défense, est devenue incompatible avec la situation géopolitique actuelle. Face aux chocs éventuels, l’exécutif souhaite le retour des stocks. Reste à voir comment ne pas mettre en péril, par la même occasion, la marge des industriels.

8,5 milliards d’euros d’équipements majeurs

En termes de livraison, 2023 sera une grande année pour la 7e armée du monde (selon le Global Firepower).

L’armée de Terre recevra entre-autre 18 chars Leclerc rénovés, cinq hélicoptères Tigre au standard HAD, 8 660 fusils d’assauts HK416, 264 véhicules blindés multi-rôles Griffon du programme scorpion, 200 missiles MMP ou encore six systèmes de lutte anti-drone Parade. Autre grande question pour l’armée de Terre, le remplacement des 18 canons Caesar fournit à l’Ukraine. Lors d’une audition devant les sénateurs de la commission des Affaires étrangères et de la Défense, le ministre des Armées avait annoncé le déblocage d’une enveloppe de 85 millions d’euros et la notification d’une commande de 18 Caesar à Nexter. Selon une source citée par BFMTV, l’industriel français pourrait « intercaler les commandes de la France dans celles programmées pour les pays étrangers » dès l’année prochaine.

Pour la Marine nationale, les programmes SLAMF et BRF se concrétisent tandis que Barracuda et POM se poursuivent. Un premier module SLMAF sera livré en 2023 après les tests concluants d’un prototype en fin d’année 2021. Le patrouilleur outre-mer (POM) Auguste Bénébig devrait rejoindre Nouméa en Nouvelle-Calédonie début 2023, quant au Jacques Chevalier, le nouveau bâtiment ravitailleur des forces et premier d’une série de quatre, devrait entrer en service à la fin de l’année prochaine (voir notre article). Pour la force océanique stratégique, le sous-marin nucléaire d’attaque (SNA) Duguay-Trouin devrait lui aussi être livré en 2023. Après le Suffren il s’agit du deuxième SNA du programme Barracuda. Une étape importante de sa construction a été franchie le 30 septembre dernier, avec le premier démarrage de sa chaudière nucléaire. Le Marine nationale recevra par ailleurs cinq hélicoptères H160, une frégate type Lafayette rénovée, trois Atlantique 2 également rénovés et enfin, un lot de missile mer-mer exocet.

L’armée de l’Air et de l’Espace n’est pas en reste avec la livraison prochaine de trois ravitailleurs multi-rôles MRTT Phenix, deux A400M Atlas, 13 mirages 2000D rénovés et plusieurs lots de missiles (missiles d’interception à domaine élargi MIDE, air-air MICA et SCALP rénovés). Les aviateurs français recevront par ailleurs 13 Rafale. À noter qu’ils ne viennent pas renforcer les escadrons mais seulement remplacer les appareils vendus à la Croatie en 2021.

38 milliards d’euros de commandes

Souhaitant bâtir une « économie de guerre » et un « modèle d’armée complet et équilibré », l’exécutif a fixé un objectif de 38 milliards d’euros de commandes en 2023, soit deux milliards de plus qu’en 2022. Ces commandes de matériels « devront engager l’impératif de transformation du modèle de production de notre industrie de défense vers une économie de guerre » espère M. Lecornu.

En juillet dernier, lors d’une audition devant les députés de la Commission de la défense nationale et des forces armées, Stéphane Mille, le chef d’état-major des armées de l’air et de l’espace, alertait sur l’état de la chasse française : « Notre parc de Rafale, seul avion de combat polyvalent de l'armée de l'air et de l'espace, est au niveau où il se trouvait en 2016 […] Recouvrer de l'épaisseur en matière de supériorité aérienne et de projection de puissance passera par une commande affermie des avions nécessaires pour atteindre l'ambition opérationnelle de 2030 ». Ses inquiétudes semblent avoir été entendues et les 42 Rafale promis aux aviateurs en février 2022 seront bien commandés en 2023. Ils viendront renforcer « la pierre angulaire de notre système de combat » et permettront d'atteindre le seuil des 185 aéronefs à l’horizon 2030, un « strict minimum » prévient le général cinq étoiles.

Du côté de la Marine Nationale, les autorités ont prévu la notification de contrats pour des lots de missiles Exocet et Aster 30, trois moyens de lutte anti-drone marine ainsi que des mises aux standards de dernières générations pour le porte-avions Charles de Gaulle.

En ce qui concerne l’armée de Terre, le PLF 2023 prévoit la commande de 420 véhicules blindés multi-rôles légers (VBMR-L) Serval, un lot de missile moyenne portée, 8000 fusils d’assaut HK416 ou encore 22 poids lourds destinés aux forces spéciales.

Pour finir, 1,7 milliard d’euros serviront à l’achat de petits équipements. 70 000 treillis F3, 12 000 gilets pare-balles et 20 500 panoplies NRBC devraient être livrés en 2023.

Le cas particulier des munitions

Pour être capable de faire face à un conflit de haute intensité mais aussi assurer aux soldats français un entraînement adéquat, le stock de munition français doit être renforcé. Voilà ce qu’avaient souligné les députés Patricia Mirallès et Jean-Louis Thériot (aujourd’hui devenu respectivement Secrétaire d'État chargée des Anciens Combattants et de la Mémoire et Vice-Président de la Commission de la défense nationale et des forces armées) dans un rapport parlementaire publié en février dernier. « L’effort de réparation poursuivi par la LPM s’est certes traduit par la programmation de 6,5 milliards d’euros entre 2021 et 2030. Mais pour tenir l’ensemble des contrats opérationnels des trois armées en 2030, le besoin financier complémentaire est évalué à 3,5 milliards d’euros auxquels il faut ajouter 350 millions d’euros par an pour l’entretien de ces stocks » expliquaient-ils. Quoi qu’il en soit, lors de sa présentation du PLF 2023 aux députés, le ministre des Armées a annoncé « une somme exceptionnelle de deux milliards d'euros pour les seules munitions pour nos forces armées, c'est-à-dire 500 millions d'euros de plus que l'année 2022, 60% de crédits en plus par rapport à 2019 ». Les commandes porteront, entre autres, sur 200 missiles Akeron MP, 10 000 obus de 155 mm, des bombes air-sol ainsi que des missiles air-air MICA dont le premier tir est prévu pour 2023. Les armées disposent également de 1,1 milliard d’euros de crédit disponible en paiement des livraisons prévues en 2023. Elles comprendront notamment 700 bombes de 250, 500 et 1000 kg, 100 missiles MICA NG et 50 millions d’euros de munitions de petit calibre, a précisé le ministère. Concernant la défense sol-air, Sébastien Lecornu a confirmé la commande de 100 missiles SAMP/T. Une première étape pour combler les inquiétudes du chef d’état-major des Armées, Thierry Burkhard. « Vingt années de conflits asymétriques et d’engagements choisis ont conduit à des arbitrages réduisant certaines capacités. […] En Afghanistan ou au Mali par exemple, les dispositifs de défense sol-air n’ayant pas d’utilité, des impasses ont été faites. Il convient maintenant de les rattraper » avait-il alerté lors d’une audition à l’assemblée nationale le 13 juillet dernier.

Faire place à « l’économie de guerre »

L’économie de guerre évoque la « mobilisation des ressources de l’économie pour soutenir l’effort de guerre sur une grande échelle », explique Renaud Bellais, chercheur à la fondation Jean Jaurès et Conseiller institutionnel chez MBDA. Dans une telle situation, le but est d’intégrer l’industrie du pays « dans une planification autoritaire garantissant aux armées la disponibilité des moyens dont elles ont besoin ». Nous n’en sommes pas là, il n’empêche que c’est l’élément de langage qui a été choisi par le ministère des armées, sûrement pour « générer du consensus par la sidération » selon le chercheur. Dans l’entourage du ministre, on tempère cette définition et indique qu’il s’agit de mobiliser toute la BITD « pour avoir plus vite les matériels, les munitions, les rechanges, la maintenance dont les armées ont besoin ». Il va sans dire que ce n’est pas une mince affaire et « si certains peuvent croire qu’on monte une cadence d’avion de combat en un mois, ce n’est pas possible. On ne peut pas dire qu’il n’y a pas la guerre […] et d’un coup dire aux industriels, garde à vous, augmentez vos cadences » insiste Éric Trappier, PDG de Dassault Aviation. Il s’agit d’un véritable changement de paradigme pour les entreprises et « va demander de passer d’une logique de flux à une logique de stock » renchérit Thierry Gaiffe, vice-président du Comité Richelieu, une association fédérant une centaine de PME de la défense. Du côté du ministère des armées, on est conscient de l’effort que cela représente. « Pendant des années, avoir du stock était un signal de mauvaise gestion », admet Sébastien Lecornu qui invoque « la dimension patriotique » de la souveraineté. Constituer des provisions « suffisamment solides pour faire face » va mettre en péril la marge des entreprises. Pourtant leur environnement s’est déjà lourdement dégradé. La crise sanitaire puis l’agression russe en Ukraine ont mis à mal les approvisionnements en matière première. Le titane par exemple, très présent dans l’aéronautique, provenait de Russie il y a quelques mois encore. Il nous arrive maintenant des États-Unis, sans vision à long terme cependant. Les filières du cuivre et du nickel sont elles aussi malmenées.

L’augmentation du coût de l’énergie devient aussi une source d’inquiétude. Lorsque vient le moment du renouvellement des contrats de gaz ou d’électricité, « cela peut aller jusqu'à une multiplication par 10 de la facture » alerte Éric Trappier. Certes, les industriels de la défense ont plus que doublé leurs exportations en 2021, atteignant 11,7 milliards d’euros. Cependant, une grosse partie de ces recettes sont captées par les grands groupes. « Vous n'imaginez pas la détresse d'un certain nombre de nos PME en territoire » déclare-t-il devant les députés.

Enfin, l’inflation risque également de diminuer l’impact de ces 3 milliards d’augmentations. Le ministère de l’économie l’estime à 4,2% en moyenne en 2023. Interrogé par plusieurs députés, le ministre des Armées admet que « l'inflation s'est toujours invitée dans la LPM (mais) cette marge d'inflation est nouvelle ». Pour autant, Sébastien Lecornu se montre rassurant et aborde des moyens de la traiter. « On estime les effets de l'inflation à un milliard d'euros sur l'ensemble de budget, on va vers un milliard d'euros de report de charges », a-t-il ajouté. Il évoque ainsi le report du paiement de factures à l'année suivante. Les gouvernements successifs sont régulièrement mis en garde contre cet “outil” mettant en jeu la sincérité des comptes publics. « La plus grande vigilance devra être maintenue sur le niveau du report de charges de la mission « Défense », lequel grève l'entrée en gestion, chaque année, d'une somme de dépenses obligatoires importantes qui auraient dû être réglées l'année précédente » insiste un rapport du Sénat. La LPM 2019-2025 encadre très clairement le report de charges. Il doit décroître progressivement pour passer d’un objectif de 16% en 2019 à un maximum de 10% en 2025. Selon la note d’analyse de l’exécution budgétaire 2021 publiée par la Cour des comptes, le ministère des armées a respecté ses engagements en 2019 et 2020 mais pas en 2021 avec 14,39% de report de charges.

2023 : un moment charnière

En définitive, ce budget 2023 devrait permettre d’accélérer la modernisation des équipements mais ne comblera pas les lacunes de l’armée française. La preuve en est l’accélération de l’entrée en vigueur de la prochaine loi de programmation militaire qui couvrira la période 2024-2030 et qui devrait être sans doute plus adaptée à la dégradation de la situation en Europe. Les travaux ont d’ores et déjà commencé et devraient être présentés au parlement dès les premières semaines de 2023. Des groupes de travail rassemblant des acteurs public et privé réfléchissent également sur la constitution de cette fameuse « économie de guerre » chère à Emmanuel Macron. L’exécutif doit faire face à de sérieuses contraintes budgétaires tandis que la BITD réclame le soutien de l’état pour constituer des stocks, faciliter le financement privé et augmenter sa visibilité à long terme, autrement dit, grossir son carnet de commandes. À l'aune de la guerre en Ukraine, les dépenses militaires changent de cap. Durant les 20 dernières années, les formats des armées ont été divisés par deux, tout comme les dépenses d’équipement, souvent dans des proportions bien plus grandes (commandes de munitions divisées par trois ou quatre). Le niveau de préparation de notre appareil de défense se joue donc maintenant, du côté de l’État comme de celui des industriels, afin que nos armées soient, d’une part, capables d’encaisser un choc et, d’autre part, suffisamment crédibles pour dissuader un adversaire potentiel.