L'enjeu de la Méditerranée

L'enjeu de la Méditerranée

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« La zone Méditerranée sera le défi des prochaines années » affirmait le président de la République en juillet 2020. Pendant longtemps la Méditerranée fut le théâtre de la géopolitique mondiale. Cette époque est maintenant révolue. Elle cède sa place à une rivalité américano-chinoise exacerbée dont l’épicentre se trouve en Indopacifique. Ce basculement dans la géopolitique internationale offre de nouvelles opportunités pour les puissances de la région qui y voient l’occasion de faire valoir leurs intérêts et améliorer leur positionnement.

Une zone cruciale

En Méditerranée convergent les préoccupations de nombreuses nations à la culture et aux ambitions bien différentes. Sur le plan géographique d’abord, elle représente le flanc sud de l’Union Européenne et de l’OTAN, relie l’Europe occidentale au pétrole du Moyen Orient et permet un accès rapide à l’océan indien via le canal de Suez que traversent chaque année 18 000 navires. D’une superficie de 2,5 millions de km², elle concentre 25% du commerce mondial. 65% des flux énergétiques à destination de l’Europe transitent par ses eaux, faisant de cet espace maritime un lieu hautement stratégique. Les ressources en gaz (et en pétrole dans une moindre mesure) de sa partie orientale, intéressent de plus en plus les Européens désireux de diversifier et sécuriser leurs approvisionnements, mais peuvent, de facto, créer des rapports de force. Ces gisements sont déjà la cause de vives tensions entre la Grèce et la Turquie.

Outre les flux d’informations et les ressources énergétiques, la question migratoire constitue un réel enjeu de sécurité maritime. Les déséquilibres démographiques et de développement, l’instabilité, les défaillances étatiques sont autant de facteurs favorisant les déplacements de populations. D’après les chiffres communiqués par l’agence européenne Frontex, en 2021, plus de 200 000 personnes ont rejoint l’Europe via la Méditerranée, occasionnant la mort de 3231 d’entre elles, selon l’agence des nations unies pour les réfugiés. « C’est en cela que la lutte contre ce qui doit être qualifié de traite des êtres humains en mer est devenue une priorité de sécurité maritime en Méditerranée » affirme la Fondation méditerranéenne d’études stratégiques (FMES). Certains pays instrumentalisent ces déplacements de populations pour en faire un véritable moyen de pression. Le président turc Erdogan utilise ainsi les réfugiés présents en Libye et dans son propre pays pour renforcer son pouvoir de négociation avec l’Europe. Autre exemple, en mai 2021, le Maroc a permis, en représailles de l’accueil par l’Espagne d’un chef de la résistance, le passage de la frontière de 6000 migrants vers l’enclave de Ceuta.

Les problématiques maritimes touchent à des domaines où l’interdépendance entre pays riverains est forte. Là où ces questions devraient conduire à une approche coordonnée, les évènements récents montrent que ce n’est pas ce vers quoi nous nous dirigeons. Lors d’une audition à l’assemblée nationale en 2021, l’amiral Pierre Vandier faisait état d’une nécessaire remilitarisation de la mer, « parce qu’elle est un démultiplicateur de puissance et de souveraineté » et qu’elle est « le lieu idéal pour défier les règles sans grande difficulté. C’est un espace commun où les limites restent floues – quand elles existent – et qui peut donc être rapidement régi par la loi du plus fort ». Résumant ainsi la situation : « les herbivores ne parviendront pas à persuader les carnivores de se limer les dents ».

Un foyer de tension

Il y a quelques années encore, des groupes aéronavals venant d’outre-atlantique étaient présents en permanence dans ce qui était autrefois un « lac américain », ceux-ci ne sont plus que de passage vers le canal de Suez. La VIe flotte, dédiée à la Méditerranée, a fortement réduit ses effectifs et aligne seulement un bâtiment de commandement, quatre destroyers, trois navires de transport rapide et des avions de surveillance maritime basés à Sigonella, en Italie. Les États-Unis préfèrent diriger leurs forces sur une zone s’étendant de la mer de chine au nord de l’océan indien. Au salon annuel de l’AUSA (Association of the United States Army) qui avait lieu du 10 au 12 octobre dernier à Washington DC, le Général Charles Flynn en charge du Pacifique déclarait ainsi : « Nous n’avons pas l’OTAN là-bas, cela signifie que le défi est beaucoup, beaucoup plus difficile pour nous ». Focalisés sur leur rivalité avec la Chine, les États-Unis se sont peu à peu désintéressés de la Méditerranée pour se concentrer sur la zone Indopacifique plus importante à leurs yeux. Du côté de la Chine, Pékin reste, pour le moment, concentrée sur l’aspect commercial de la Méditerranée. Elle lui assure un accès au marché européen tandis que la majorité de son attention se porte sur son expansion en mer de Chine. Malgré ce désintérêt des deux super puissances, la Méditerranée reste une « position idéale pour contrôler la principale zone de friction entre les blocs eurasiatique, moyen-oriental et africain » assure le spécialiste Jean-Michel Martinet, chercheur associé à la Fondation méditerranéenne d’études stratégiques (FMES). C’est pourquoi l’espace laissé vaquant par les États-Unis et la Chine, attire plusieurs autres pays en quête d’un meilleur positionnement stratégique.

La Russie l’a bien compris et a fait du bassin méditerranéen l’une de ses priorités, comme l’atteste le document stratégique « Fondements de la politique de l’État dans le domaine naval à l’horizon 2030 », signé par le président Poutine le 20 juillet 2017. Seul lien entre la mer noire et les océans Indien et Atlantique, elle offre à la Russie « un accès permanent aux mers chaudes », son chef d’État n’a donc pas attendu 2017 pour sécuriser et étendre ses positions. La « force opérationnelle permanente de la marine russe en Méditerranée » a vu le jour dès 2013. Elle rassemble, selon les experts, plus d’une quinzaine de bâtiments de combat. L’intervention en Syrie en 2015 a permis à l’armée russe de renforcer considérablement sa base navale de Tartous, grande ville portuaire au sud de la côte syrienne. L’emprise compterait à ce jour « une dizaine de bâtiments de tonnages faibles mais relativement récents dont deux sous-marins, des systèmes de défense anti-aérienne de type S-400 ainsi qu’un système de défense côtière Bastion-P dotée de missiles de croisière anti-surface » indique un rapport de l’assemblée nationale. À cela s’ajoute la base aérienne de Lattaquié, située à un peu plus de 80 km au nord de Tartous, l’annexion de la Crimée en 2014 et enfin le renforcement des relations entre la Russie et la Turquie : l’assurance pour le président Poutine de conserver son accès aux détroits turcs. Tout ceci n’a qu’un seul but : renforcer la présence russe en Méditerranée. Alerte supplémentaire s’il en fallait une, la gestion opérationnelle de la base de Tartous a été confiée par la Syrie à la Russie pour une durée de 49 ans en décembre 2017.

Membre de l’OTAN depuis 1952, la Turquie s’éloigne pourtant peu à peu des positions de l’Union. Sa politique étrangère, notamment son rapprochement avec la Russie, a pour but de « s’affirmer comme puissance régionale », de « contester l’ordre mondial » et de « saisir les opportunités stratégiques pour conforter [son] statut ou [ses] intérêts au prix d’un aventurisme grandissant », selon la Revue stratégique de 2021. C’est bien sûr en Méditerranée que la Turquie déploie ses nouvelles ambitions. Parmi les illustrations les plus parlantes de « l’aventurisme » turc, on trouve par exemple son intervention dans la guerre civile libyenne ou sa politique du fait accomplit concernant ses revendications territoriales en Méditerranée orientale. Le 26 novembre 2019, la Turquie et le gouvernement d’entente national libyen signent un accord de coopération militaire et de délimitations des frontières maritimes. S’ensuivra une implication armée dans le conflit au moyen d’un dispositif militaire conséquent que le chercheur Benoît de la Ruelle résume ainsi : « capacité de commandement pour planifier et conduire des opérations interarmées, forces spéciales, capacités de renseignement, bulles de défense aérienne, moyens de frappe dans la profondeur, infanterie “consommable” d’environ 3 000 mercenaires syriens ». Ainsi les nombreuses livraisons d’armes en violation de l’embargo décidé par l’ONU ont donné lieu à l’incident du 10 juin 2020 avec la frégate française Le Courbet. Ce jour-là, le navire français tente de contrôler le cargo Cirkin, suspecté de transporter des armes vers la Libye et escorté par trois frégates turques. « À trois reprises, alors que le Courbet faisait une interrogation (collecte de données sur le navire : informations générales, cargaison, destination et historique du voyage) légale du navire, les frégates turques ont illuminé le bâtiment français avec leur radar de conduite de tir. Par ailleurs, des personnels en gilet pare-balles et casques lourds se sont postés aux affûts des armes légères du navire » relate Florence Parly, ministre de la défense à l’époque des faits. À l’extrémité orientale de la Méditerranée, les revendications turques se traduisent par la doctrine de la « Patrie bleue » par laquelle Recep Tayyip Erdoğan revendique un espace maritime de 462 000 km². Cette politique a notamment mené au volet maritime du traité du 26 novembre 2019 dénoncé par l’Union européenne comme contraire au droit international, une présence navale permanente au large de Chypre ainsi qu’à l’exploration des fonds marins dans les zones maritimes grecque et chypriote par des navires de prospection turcs escortés par des frégates militaires. À ces incidents maritimes, s’ajoutent les récentes violations de l’espace aérien grec par des avions turcs et les déclarations menaçantes du président Erdoğan contre la Grèce pendant l’été 2022. Au regard de ce contexte perturbé, nourrissant le risque d’une escalade militaire, il convient de rappeler que la France et la Grèce ont signé un accord de défense. En cas de conflit, les deux pays s’engagent à se soutenir « avec tous les moyens appropriés à leur disposition, et si nécessaire avec l’usage de la force armée, s’ils constatent mutuellement qu’une attaque armée est en cours contre le territoire de l’un des deux » avait résumé la presse grecque.

Les récents événements, notamment depuis les printemps arabes, mais aussi la crise énergétique causée par le conflit ukrainien, font de la mer Méditerranée un enjeu géostratégique majeur pour les pays qui l’entoure. Pays qui participent d’ailleurs au « réarmement naval mondial actuel, sans équivalent, à la fois dans l’histoire récente et en proportion des autres composantes » qui inquiète l’amiral Pierre Vandier. En effet, « certaines marines affichent des croissances de leurs tonnages à trois chiffres de 2008 à 2030 » ajoute-t-il devant les sénateurs de la commission défense, « quelles que soient les intentions des uns et des autres, cette évolution est très rapide. […] Elle signe un changement brutal du rapport de force, qui était en notre faveur depuis des décennies ». Selon les chiffres communiqués par le chercheur associé à la FMES, Jean-Michel Martinet, on constate une augmentation de 170% pour l’Égypte, 160% pour Israël, 120% pour l’Algérie, 50% pour le Maroc et 30% pour la Turquie, dont la force navale est d’ores et déjà bien fournie. De quoi mettre en évidence, selon un rapport du Sénat, « un risque préoccupant d’escalade militaire ».

La stratégie française

La France a-t-elle une stratégie en Méditerranée ? D’après le chercheur associé à la FMES, Pierre Razoux, cela ne fait aucun doute : « pas vraiment ou du moins pas encore ».

Depuis les années 70, la France met en œuvre une stratégie différente à chaque mandat ou presque, alternant entre défense de ses intérêts et diffusion de ses valeurs. « Donnant ainsi à nos partenaires des deux rives l’impression d’une partition dissonante » estime-t-il. Pour autant, il existe tout de même quelques fils rouges dans l’influence méditerranéenne du pays. Le premier d’entre eux, la diplomatie des contrats, est indispensable à l’économie française. Qu’il s’agisse de la fourniture d’armements, de munitions et de matériel de surveillance, d’aéronefs civils, de matériel ferroviaire ou de construction d’infrastructures dans les pays de la région, ces contrats maintiennent la balance commerciale nationale. Le deuxième, le “soft-power” à la française se traduit par le soutien aux coopérations universitaires et culturelles. L’État regrette cependant sa rentabilité insuffisante et y accorde de moins en moins de fonds. L’influence française demeure donc contestée dans presque tous les pays de la région. Seuls l'Arabie saoudite et Djibouti restent le pré carré de la diplomatie française.

Pour remédier à cela, trois recommandations principales font consensus parmi les observateurs, les élus de République et les chercheurs.

Une présence permanente d’un bout à l’autre de la Méditerranée semble indispensable aux députés Jean-Jacques Ferrara et Philippe Michel-Kleisbauer, auteurs d’un rapport d’information sur la question. Occuper l’espace permet d’anticiper, réagir vite en cas de crise et préserver la liberté de navigation en haute mer. En outre, la France garantit ainsi son autonomie de décision et d’action en se passant des renseignements provenant des tiers. À cet égard, la Méditerranée orientale, doit être particulièrement surveillée. Les accords de défense nous liant à la Grèce ne suffiront pas à défendre nos intérêts énergétiques. « L’expérience de ces dernières années montre que les États qui prévalent sont ceux qui occupent physiquement le terrain » affirme la FMES. Pour être capable d’occuper le terrain, les députés de la commission défense recommandent de s’appuyer sur la prochaine loi de programmation militaire 2024-2030 pour « poursuivre la trajectoire de réarmement des forces armées en tenant compte du contexte dégradé en Méditerranée ».

La préparation opérationnelle devrait également être un des piliers de la stratégie tricolore. Qu’elle passe par des exercices organisés dans le cadre de l’OTAN ou conjointement avec nos partenaires dans la région, elle devra préparer les marins de demain aux actions hybrides type contre-terrorisme comme aux guerres symétriques, entre rivaux disposant d’armes et de navires similaires.

L’adoption récente de la « déclaration d’Alger » entre la France et l’Algérie le 27 août dernier, qui prévoit notamment un renforcement des relations bilatérales entre les deux pays en matière énergétique est un exemple de ce qu’il faut produire pour renforcer nos partenariats. D’autres pistes sont pour le moment sous-exploitées. D’après les sénateurs de la commission des affaires étrangères et de la défense, la Tunisie est d’une importance capitale pour la France. Elle contrôle indirectement l’ensemble des flux (commerciaux, maritimes et de communication via les câbles sous-marins) qui traversent le détroit de Sicile, de même que l’oléoduc et le gazoduc qui ravitaillent l’Italie, un de nos plus grands alliés. L’Égypte également doit continuer d’attirer l’attention du gouvernement. Ce pays est situé à l’intersection de plusieurs fronts djihadistes qui menacent sa stabilité et nos intérêts. Il est la porte d’entrée du couloir aérien le plus direct vers la péninsule Arabique et peut contribuer à la stabilisation de la Libye, zone dangereuse s’il en est une.

Comme l'indique Pierre Razoux, dans son étude sur la stratégie française en Méditerranée, « l’influence ne se décrète pas, elle se constate au quotidien et nécessite des actions fortes, visibles, cohérentes et durables pour être audibles et lisibles ».