Abderaman Rahma, Saint-Cyrien et képi blanc
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Bienvenue dans Defense Zone, le Podcast qui traite des questions de défense et de sécurité à travers des entretiens avec des militaires, des membres des forces de l'ordre, des personnalités politiques, ou encore des entrepreneurs.
L'objectif de cette émission audio disponible sur toutes les plateformes en ligne de Podcast est d'ouvrir au grand public les portes d'un univers d'ordinaire plutôt secrets, dans le but de donner à réfléchir à des questions qui nous concernent tous, qu’elles soient politiques, géopolitiques, économiques ou plus largement sociétales.
Dans le dernier épisode de notre podcast, nous vous avons présenté le dernier livre que Défense Zone a édité en format poche et qui renferme 55 témoignages d'officiers d'une promotion de Saint-Cyr. Cette semaine nous partons à la rencontre de l'un d'entre eux afin de découvrir son parcours hors normes. Après avoir achevé les trois ans de formation au même titre que ses camarades français, Abderaman Rahma, alors élève tchadien, décide de poursuivre son engagement au service de la France, dans la Légion Étrangère, comme engagé volontaire.
Présentation
Abderaman Rahma est un ancien militaire au parcours atypique, d’origine tchadienne. Durant son enfance, il suit son père, ambassadeur, et voyage beaucoup au Proche et Moyen Orient où celui-ci est affecté. Cette habitude de mobilité et son envie d’action le suivront toute sa vie. Il finit sa scolarité dans son pays natal, mais ne sait pas encore vers quelle voie se diriger. S’il estime avoir « eu de la chance d’éviter la guerre civile au Tchad », il la voit néanmoins tout autour de lui, en Lybie, en Iran, au Liban… « J’ai été marqué par la guerre, mais je n’avais jamais conçu un projet de vie autour de l’uniforme », explique-t-il. Il rejoint pourtant l’armée tchadienne en tant que jeune élève-officier, et prépare dans le même temps le concours pour l’école de Saint-Cyr. Son objectif est alors de revenir au Tchad après sa formation d’officier, pour aider à « réorganiser l’armée tchadienne » après le coup d’état et la révolution qui ont mis fin au régime d’Hissène Habré en 1990. Il réussit son concours et intègre « cette école dont la réputation dépasse les frontières », exprime-t-il avec fierté, au sein de la promotion Chef de bataillon De Cointet entre 1991 et 1994. Ce point de départ a été « un marqueur, un transformateur, car c’est ce qui a fait de moi ce que je suis aujourd’hui », souligne Abderaman Rahma. Il s’envole vers la France pour la première fois, découvre d’abord Paris puis la Bretagne. Avec une arrivée en février, l’immersion a été rapide, et un peu rude : « c’était brutal, on rentre dans le dur d’entrée de jeu », raconte-t-il.
Une carrière mouvementée
Entre carrières militaires, petits jobs, et postes à hautes responsabilités, la vie d’Abderaman Rahma est pour le moins atypique et mouvementée, mais riche d’enseignements et d’expériences.
Trois ans à Saint-Cyr
Les débuts à l’école bretonne sont compliqués. En effet, Abderaman Rahma et ses camarades étrangers (Africains, Saoudiens…) intègrent d’abord une section d’élèves officiers de réserve (EOR), alors que leurs camarades de promotion français sont en corps de troupes, après avoir déjà passé plusieurs semaines ensemble. Quatre mois plus tard, la promotion Chef de bataillon De Cointet se retrouve ensemble, et doit construire un esprit de corps, une cohésion, ce qui a été un « challenge », remarque Abderaman. Sa formation à Saint-Cyr dure trois ans, au 3e puis 2e bataillon, suivie par une école d’application à Montpellier, dans l’infanterie.
Tentative de retour au Tchad
Après Saint-Cyr, Abderaman Rahma souhaite poursuivre son objectif de rejoindre l’armée tchadienne pour contribuer à sa réorganisation, car celle-ci est encore peu professionnelle, en apportant de nouvelles bases et en en faisant une armée nationale et non de partisans. Cependant, il rencontre une première déception, lorsqu’il s’aperçoit qu’en trois ans la situation a peu évolué. Il se met à douter de la « sincérité du régime de construire une armée nationale », raconte-il, et alors qu’il avait eu des échos pendant ses trois années en France, ses craintes se confirment. « Une fois sur place, je me suis rendu compte qu’il y avait eu en effet beaucoup de promesses, beaucoup d’engagements, mais concrètement on a poursuivi ce contre quoi les gens se sont battus. On a changé de tête mais pas de système », analyse-t-il. Pour lui qui voulait servir la nation et non une armée partisane, c’est la douche froide.
Alors que le régime lui propose pourtant un poste intéressant et des avantages, il ne veut pas rentrer dans ce système et émet le souhait de servir plutôt dans la réserve. Abderaman Rahma explique que dans son pays natal, aller contre le sens de l’armée tchadienne peut être mal perçu, voire perçu comme une trahison. « J’ai vite compris que ça allait mal se passer, donc j’ai demandé à repartir en France », poursuit-il. Grâce à sa licence d’histoire, il espère y continuer ses études, et voir comment les choses évoluaient au Tchad : si le système changeait, ou si sa demande de réserve était acceptée.
Vie civile en France
Cependant, il n’y a pas eu d’évolution, et Abderaman Rahma a dû s’y résoudre, d’autant plus que sa situation administrative en France devenait difficile. On lui a proposé le statut de réfugié politique, qu’il a refusé : « mes positions n’étaient pas politiques mais des convictions personnelles et mes principes, argumente-il. Je n’étais pas un opposant politique, mais justement quelqu’un qui voulait contribuer à l’évolution des choses, seulement comme je n’en avais pas les moyens je voulais prendre des distances. » Sa situation précaire à ce moment charnière ne lui laissait la possibilité que de travailler 20h par semaine, ce qui était compliqué avec une femme et un enfant à faire vivre. Il enchaîne alors les petits boulots : « avec le recul, ça a été constructif. Mais quand on est dedans, c’est difficile. Quand on a fait Saint-Cyr, qu’on a quitté une bonne situation sociale, des privilèges, c’est difficile de se retrouver à distribuer « Ouest France » (un journal quotidien, ndlr) le matin, de temps en temps faire la plonge, décharger l’aéropostal… C’étaient des choix difficiles mais assumés », raconte celui qui n’a jamais regretté de ne pas retourner au Tchad et s’asseoir sur ses principes. Pour pouvoir tourner la page, il demande la nationalité française. Il commence alors à travailler comme intervenant sur des dispositifs de l’Education Nationale pour l’enseignement privé (missions d’insertion des jeunes, mise en place de classes relais pour accompagner les jeunes), et réalise quelques heures d’enseignement en temps partiel. Toujours installé en Bretagne, sur Rennes, il contribue à d’autres projets de structures associatives, au profit de l’insertion des jeunes. Cela lui tient à cœur : « c’est un engagement et un investissement pour pouvoir apporter de l’aide. Je sais ce que c’est d’être étranger, expatrié ; j’étais très bien placé pour connaître les difficultés de ces familles-là et de l’Education Nationale. C’était ma contribution », explique-t-il.
Cinq ans à la Légion Etrangère
« J’ai essayé de déployer le meilleur de moi-même, mais ça n’a pas suffit à tourner vraiment la page », mentionne Abderaman Rahma, qui n’arrivait pas à renoncer à la vocation militaire dont il rêvait depuis qu’il était jeune adulte. Pour « faire réellement le deuil », il a alors voulu réintégrer l’armée, faire son contrat de cinq ans et la quitter, tourner définitivement la page. A 31 ans, il était trop tard pour qu’il revienne dans un régiment classique. Il choisit alors d’entrer à la Légion Etrangère, conscient des efforts qu’il aurait à faire, de laisser sa famille pendant plusieurs mois afin de suivre la formation des légionnaires, et de renoncer aussi à sa nationalité française pendant un temps. A la fin des quatre mois à la ferme, il est affecté à Nîmes au 2e régiment étranger d’infanterie, un « très beau régiment au sein duquel je me suis épanoui », précise-t-il. Pendant cinq ans, il cache complètement son passé : « on est quelqu’un d’autre, il faut s’adapter à un nouveau nom, une nouvelle signature, une nouvelle vie qui est différente de celle qu’on a vécu et du parcours qu’on aurait pu avoir. » A la Légion, mis à part le commandement et la division sécurité et protection de la Légion, personne ne sait qu’il est d’origine tchadienne, ou même qu’il a déjà la nationalité française, ni qu’il a fait Saint-Cyr. Il a fait ce choix compliqué à la fois pour se préserver, mais aussi pour ne pas déstabiliser ses propres cadres et officiers. Abderaman Rahma assure qu’il n’est pas un cas isolé à la Légion, qui accueille de nombreux hommes aux parcours divers, ce qui d’ailleurs « fait la richesse de la Légion. Chacun vient et apporte ce qu’il sait, humblement, et se met au service de l’ensemble, de la Patrie. » Il considère ainsi que toutes ses expériences passées et ses jobs ont été bénéfiques, participant à le construire tel qu’il est. Ils lui ont aussi permis d’acquérir une vision plus globale, avec plus de recul et de bienveillance, surtout lorsqu’il a eu plus tard des responsabilités auprès de ses subalternes.
Des postes dans le service public français
Après la Légion Etrangère, Abderaman Rahma devient attaché d’administration de l’Etat « pour pouvoir servir encore plus », et élabore et met en place des politiques publiques. Ce poste interministériel lui permet une certaine mobilité fonctionnelle et géographique, ce dont il a besoin pour « engranger des expériences, des compétences, et pouvoir ensuite les déployer autrement et avec plus d’efficience. » Il retrouve ensuite l’Education Nationale avec un poste de gestionnaire d’établissement, puis l’administration centrale à Paris où il contribue à l’élaboration des textes de formations de santé et paramédicales. Enfin, il participe au déploiement du Service National Universel (SNU) par son poste de chef de projet pour le département de l’Essonne. Pour rappel, le SNU est un projet d’Emmanuel Macron qui devrait se généraliser en 2024, et être déployé pour l’ensemble des 15-17 ans à partir de 2026. Il est constitué de trois phases : un séjour cohésion de deux semaines dans un centre (modules autour de la citoyenneté, de la sécurité routière, du sport, des cybermenaces…), une mise en œuvre de leur engagement dans le cadre d’une mission d’intérêt général de 80h, et enfin trois mois minimum au sein d’une collectivité, d’une association ou au service de l’uniforme (réserve citoyenne, pompier volontaire…). Abderaman Rahma se présente comme « au service de la Nation, et plus spécifiquement de la jeunesse, car à mon sens la jeunesse est l’avenir d’un pays. »
Des valeurs fortes
Que ce soit à Saint-Cyr, dans ses différents jobs, ses expériences dans l’armée ou dans l’administration, Abderaman Rahma a toujours eu à cœur de servir, faisant preuve d’un grand sens de l’engagement tout en restant humble.
Humilité
D’une grande humilité, Abderaman Rahma ne s’est jamais cru supérieur, acceptant de recevoir des ordres d’un apprenti lorsqu’il faisait la plonge alors qu’il avait un bac +5, ou d’un officier alors que lui-même avait fait Saint-Cyr. « La modestie, on la gagne auprès des autres car on sait que chacun peut apporter quelque chose, de par sa force, sa lucidité etc. », raconte l’ancien militaire qui a pu l’expérimenter à la Légion où chacun arrive avec son parcours de vie. D’ailleurs, le commandement s’efforce d’exploiter les compétences de chaque légionnaire afin que tous se sentent utiles. Le fait de faire partie d’un équipe, d’un groupe, permet aussi de tenir, selon lui.
Engagement
« Saint-Cyr est l’école par excellence de la jeunesse, où on entre sans calcul d’intérêt ni d’ambition, parce qu’on a le choix. On avait le choix, on n’est pas rentré forcé. On a le goût de l’action et une âme prête à se dévouer à la grandeur de la Patrie », souligne Abderaman, qui a toujours eu l’envie de servir. S’il voulait contribuer à donner un meilleur avenir au Tchad, son pays d’origine, il s’est ensuite engagé envers la France, estimant qu’elle lui a « beaucoup donné » et lui a ouvert ses portes quand il était en difficulté : « Je suis reconnaissant envers la France de m’avoir formé, accueilli ; pour moi c’est naturel de le lui rendre », explique Abderaman Rahma qui considère la France comme son deuxième pays, son pays d’adoption.
Le livre « Le choix de l’engagement »
Son profond sens du service est d’ailleurs mis en avant dans le livre « Le choix de l’engagement », dans lequel il témoigne, avec une cinquantaine d’autre anciens Saint-Cyriens de sa promotion. Pour lui, il est important de lire ce recueil pour plusieurs raisons : « au-delà du fait que ça soit une promotion qui en parle, le titre même est à la fois inspirant et instructif. Un engagement, il faut qu’il soit réfléchi, nourri, parce qu’auquel cas il ne dure pas, il s’effiloche. Cet engagement qui est le mien se fait dans la durée, avec un fil conducteur, sans pour autant être monotone. Quand on lit nos témoignages, ils ne sont pas monotones, comme si on avait vécu plusieurs vies. Notre jeunesse doit se rendre compte que nous sommes dans un pays qui a besoin de compétences, de la bonne volonté et également de l’investissement de chacun d’entre nous. Lire ce genre d’ouvrage permet de réaliser que l’engagement est accessible à tout un chacun, tout le monde peut apporter sa pierre à l’édifice. Chacun a la légitimité d’apporter sa contribution à la société. » Abderaman Rahma affirme que, selon la pyramide de Maslow, chacun a besoin de reconnaissance. Or, lorsque quelqu’un avec une compétence se met en retrait et ne l’utilise pas, en plus de perdre la possibilité d’être utile, il perd aussi la possibilité de se mettre en valeur. Ces deux besoins peuvent être remplis par l’engagement, ce que l’ancien militaire incite chacun à favoriser.