Le trafic d'armes alimente la criminalité, le terrorisme et les conflits armés, causant la mort de milliers de personnes chaque année. C'est un facteur de déstabilisation mondiale et un frein au développement des États les plus fragiles. Une étude de l'IRSEM publiée en février dernier analyse la lutte contre ce commerce illégal.
Le trafic d'armes est un fléau qui alimente la criminalité organisée, le terrorisme international et nourrit les conflits armés, provoquant chaque année la mort de milliers de personnes. Les armes légères et de petits calibres (ALPC) sont responsables d'environ 40% des 600 000 morts violentes annuelles dans le monde, dont 15% dans le cadre de conflits. Ce commerce illégal d'armes représente ainsi un facteur majeur de déstabilisation ainsi qu’un frein au développement des États les plus fragiles. Selon l'Organisation mondiale des douanes, 142 pays ont été destinataires de flux illégaux entre 2016 et 2018. Les chiffres sont alarmants et démontrent la nécessité de lutter contre ce trafic, notamment en évitant le détournement d'armes légalement transférées à des utilisateurs finaux non autorisés. Face à l'augmentation du taux d'homicides par armes à feu, en hausse de près de 20% en vingt ans, cette lutte est un enjeu crucial pour la sécurité internationale. En février dernier, l’Institut de recherche stratégique de l'École militaire (IRSEM), publiait une étude éclairante sur le sujet. Intitulée “Le détournement d’armes : acteurs, contrôle, objets”, elle fut rédigée sous la direction d’Édouard Jolly, chercheur en théorie des conflits armés.
Le rôle des banques dans la prévention et la lutte contre le détournement
Le commerce international des armes implique des acteurs multiples, dont les banques, qui ont un rôle essentiel dans la gestion des flux financiers liés à ce secteur. En effet, les banques financent le commerce légal de l’armement en octroyant des prêts à des industriels pour leurs outils de production et à des États afin d’acheter des armes et financer des opérations militaires. De plus, les banques offrent des services de garanties indispensables dans les opérations de commerce international, d’imports et d’exports. Leur mission est de réduire l’insécurité liée à ces échanges commerciaux à longue distance où les réglementations des vendeurs et acheteurs ne sont pas précisément connues. Cependant, le commerce des armes reste un secteur risqué pour les banques, notamment en raison de la complexité des régimes de sanctions internationales, du risque réel de corruption et de trafic, ainsi que de l'exposition de leur réputation et de leur éthique. Bien que le commerce des armes représente une petite part de leurs recettes, les banques sont attentives à entretenir de bonnes relations avec les États qui régulent les échanges, étant donné l'importance politique de ce secteur.
Trois lignes de défense
Depuis la crise financière de 2008, les banques ont mis en place des organisations complexes pour détecter les transactions illégales ou suspectes. Elles sont organisées selon un modèle de “défense en profondeur” avec trois lignes de défense : celle des commerciaux en relation directe avec les clients, celle des fonctions de support de la banque (conformité, maîtrise des risques) et celle des fonctions d’audit interne et d’inspection générale. “Lors d'une transaction commerciale d'armes, les points centraux à vérifier sont la légitimité du client et de sa contrepartie, l'objet de la transaction, la provenance des fonds et la destination finale des marchandises”, explique Stéphane Audrand, l’un des auteurs de l’étude. Le consultant, spécialisé en maîtrise des risques et contrôle du commerce des armes, raconte cet exemple concret :
“Le premier cas est celui d’une banque d’Europe du Nord qui avait reçu une demande d’émission de garantie par un de ses clients, un fabricant d’ALPC, afin d’exporter vers un pays d’Amérique latine des armes de poing à destination des forces de police locales. Or le pays était reconnu comme posant problème en raison d’un contexte d’importants trafics de drogues, d’une forte corruption et d’une violence armée répandue. La transaction était toutefois administrativement légitime et approuvée. La banque, d’après ses propres documents, a toutefois estimé qu’il y avait un risque conséquent, confirmé par des notes de la DEA (Drug Enforcement Administration) et une probabilité de sanctions américaines. Après des hésitations, cette banque a décidé d’exclure le pays destinataire de toutes ses transactions d’ALPC.”
Responsabilité morale et judiciaire
Bien que le commerce des armes représente une part financière limitée pour les banques, celles-ci doivent faire face à des risques réels en matière de détournement et de trafic. Elles ont donc un rôle essentiel dans la détection et la prévention du trafic d'armes, ce qui implique des organisations complexes et des effectifs importants chargés de surveiller les transactions. Selon Stéphane Audrand, les banques prennent toutefois peu de risques en cas de défaillance de ces systèmes de surveillance. “Comme l’ensemble des entreprises, les banques ne sont pas ou presque pas des sujets de droit international. […] Elles ne peuvent pas être appelées devant un tribunal.” Avant de poursuivre : “Objectivement, cette recherche de responsabilité des banques en droit international humanitaire est un grand sujet de débat, mais on en est encore assez loin.” Dans ce type de transaction, ce que les banques mettent en jeu, c’est donc bien plus leur responsabilité morale que leur responsabilité judiciaire.
Contrôler les transferts d’armements
C’est au moment de leur transfert que le risque de détournement d'armes est le plus grand. Il existe deux principaux types de détournements : le détournement au point de départ et le détournement après livraison. Dans le détournement au point de départ, des certificats d'utilisateur final falsifiés sont utilisés pour obtenir des licences d'exportation d'armes. Les armes ne sont pas livrées aux destinataires mentionnés, mais sont détournées vers un État sous embargo ou des groupes non étatiques. Le détournement après livraison se produit lorsque les armes sont livrées à l'utilisateur final mentionné dans le certificat, mais sont ensuite détournées vers des entités non autorisées. Pour éviter cela, “le contrôle de la chaîne de transfert se doit d’être précis suivant des règles harmonisées d’un pays à l’autre, en particulier concernant la phase de transit”, affirme Étienne Paris, délégué à l’exportation à la Direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS).
Le contrôle de l’utilisateur final
Par la voix de Hardy Giezendanner, l'UNIDIR (Institut des Nations unies pour la recherche sur le désarmement) insiste sur la nécessité de consolider les informations contenues dans les certificats d'utilisation finale, en particulier pour les utilisateurs finaux gouvernementaux. Il est également recommandé d'examiner les synergies entre les éléments d'information à inclure, en fonction du type d'utilisateur final et du type d'objet.
Pour assurer une vérification efficace des informations fournies dans ces documents, il est souhaitable d'encourager la coopération entre les autorités nationales exportatrices et importatrices. Les recherches ont montré que la vérification des détails contenus dans la documentation n'est pas toujours effectuée de manière exhaustive, et que certains États ne disposent pas d'entités dédiées pour prévenir les risques de falsification ou de mauvais usage de certains documents. Il est également important de clarifier les rôles et responsabilités entre les autorités nationales et les acteurs du secteur privé en matière de contrôle de l'utilisation et de l'utilisateur final. Les recherches de l'organisation onusienne ont souligné le manque de compréhension commune sur le besoin de certifier et d'authentifier la documentation pour les utilisateurs finaux non gouvernementaux.
Enfin, en ce qui concerne la coopération après la livraison, l'UNIDIR affirme que les États importateurs sont prêts à fournir des confirmations de livraison, mais que peu d'États considèrent l'inspection sur site comme une option envisageable.
Les inspections sur place
Les inspections sur place constituent une des mesures de contrôle des armes dites "après livraison". Elles ont pour objectif de vérifier que le matériel militaire exporté reste bien en possession des utilisateurs finaux prévus. Ces inspections physiques sont menées par l'État exportateur sur le territoire de l'État importateur auprès de l'utilisateur final, et ont lieu après que le matériel a été livré, souvent quelques années après cette livraison. Au-delà de la simple vérification, les inspections sur place ont également une ambition de prévention. Elles permettent en effet d'éviter que le détournement d’armes en dissuadant les importateurs qui refuseraient la condition de l'inspection, ce qui annulerait l'exportation, ou en faisant craindre à l'exportateur les répercussions négatives d'un contrôle.
Le refus de l'utilisateur final de se soumettre à l'inspection, le refus de la recevoir après l'avoir acceptée ou la détection d'un détournement lors d'une inspection sont autant de sources d'informations prises en compte par les États exportateurs lors des évaluations de futures demandes d'exportation vers le même destinataire.
Les États-Unis ont mis en place ces inspections depuis les années 1990, et plusieurs régimes multilatéraux comme l'arrangement de Wassenaar, l'OSCE et l'ONU ont produit des documents qui préconisent ces pratiques. On assiste actuellement à un certain renouveau de ces mesures avec plusieurs pays européens qui ont décidé de les mettre en place pour atténuer les risques de détournement d'armes tout au long de leur cycle de vie. En France, un rapport parlementaire présenté par les députés Jacques Maire et Michèle Tabarot sur le contrôle des exportations d’armement consacre quelques paragraphes aux inspections mais n’inclut pas l’adoption de ces mesures de contrôle sur site dans leurs recommandations.
Un sujet “complexe et parfois contre-intuitif”
La propagation inquiétante des armes légères et de petit calibre (APLC) est l'un des principaux facteurs responsables de la violence armée à l'échelle mondiale. “Le sujet des ALPC est complexe et parfois contre-intuitif” rappelle Stéphane Audrand. “Le nombre d’armes compte moins que la traçabilité des armes, les grands vendeurs ne font pas la une des polémiques et le cœur du problème est bien lié au manque de contrôle des flux et de ces armes qui constituent, par leur prolifération incontrôlée, un facteur de violence armée bien plus important que celui des armements lourds”.