Les coûts cachés de l'externalisation

Les coûts cachés de l'externalisation

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Apparue au début des années 1990, avec la chute des budgets de Défense, l'externalisation est présentée comme le remède miracle aux déficits capacitaires des armées. Sous-traiter des activités autrefois réservées à l'État apporte en effet de nombreux avantages pour des coûts souvent maîtrisés. En fin de compte, l'externalisation se paie en autonomie stratégique et en souveraineté du pays.

"Le métier de mercenaire est le deuxième plus ancien métier au monde", a déclaré le célèbre mercenaire Bob Denard, qui a opéré pour la France lors de nombreuses opérations, notamment en Afrique. En effet, les entreprises de services de sécurité et de défense (ESSD), autrefois appelées sociétés militaires privées (SMP) officient depuis longtemps dans le paysage de la Défense française. Aujourd’hui, elles sont de plus en plus nombreuses à assumer certaines activités en lien avec les armées. Dans un rapport d'information datant de 2012, les députés de la commission défense définissent le périmètre des ESSD comme "un ensemble de prestations diverses, allant des services de sécurité classiques aux convois logistiques, en passant par la fourniture de repas ou encore la formation de militaires étrangers".

Ces contrats liants des entreprises privées à l'État français, parfois appelés pudiquement "coopération public-privé", ne relèvent pas de la privatisation, qui serait synonyme d'abandon. Cependant, la frontière entre externalisation et privatisation est parfois mince. La logistique, le transport maritime ou aérien font partie des activités où la dépendance au secteur privé ne peut qu’être constatée. Cette montée en puissance de l'externalisation fait suite à la réduction des budgets de défense depuis la fin de la guerre froide, au déficit capacitaire de l'armée ainsi qu'à une logique économique consistant à concentrer les moyens sur les fonctions jugées les plus stratégiques. En somme, il s’agit pour les décideurs de résoudre la difficile équation capacité/budget.

En 2014, dans un important rapport sur le sujet, les sénateurs Yves Krattinger et Dominique de Legge ont résumé les bénéfices et les risques inhérents à l'externalisation. Ils reconnaissent qu'il s'agit d'un outil "utile et parfois indispensable", mais enjoignent les autorités à "ne pas se satisfaire de l'externalisation comme palliatif des lacunes capacitaires mettant en cause l'autonomie stratégique de la France".

Un phénomène qui s’enracine

Apparu dans les années 1990, le phénomène d’externalisation marque un virage important dans l’idéologie de Défense de la France. Beaucoup considèrent que les ESSD peuvent permettre à l’armée de se reconcentrer sur le combat tout en optimisant ses ressources.

Les origines

La notion d'externalisation d'activités militaires représente une rupture avec une tradition bicentenaire, appelée paradigme de Valmy. Depuis la Révolution, la France avait écarté toute considération économique en matière de défense, car se battre pour la République signifiait combattre pour un idéal supérieur représenté par l'État. Cependant, les choses ont changé à partir des années 90. La chute du bloc communiste en 1991 a privé les armées occidentales de leur adversaire idéologique et de leur principale menace de confrontation à haute intensité. Cette évolution, conjuguée à la tendance néolibérale anglo-saxonne visant à réduire le rôle et les dépenses de l'État au profit du secteur privé, a accentué la diminution des budgets de la défense en Occident, ouvrant ainsi la voie à l'externalisation. Aujourd'hui, le secteur privé est présent dans le domaine militaire, mais le débat se concentre sur les modalités de mise en œuvre de partenariats public-privé plutôt que sur une opposition entre partisans et opposants à l'externalisation.

La restauration est l’une des premières activités externalisées et un exemple frappant d'optimisation des budgets alloués à la défense. Étant considéré comme non stratégique, la restauration a été progressivement confiée à des prestataires externes depuis environ 20 ans. En 2015, dans un rapport de la Cour des Comptes, l'armée est sommée de réduire le prix moyen d'un repas de 15,6 à 10 euros pour économiser 200 millions d'euros par an. La privatisation apparue alors comme une solution appropriée, étant donné que l'institution, garante du bon emploi de l'argent public, a estimé dans le même rapport que les prestataires externes offrent une productivité supérieure de plus de deux fois à celle des employés internes, tout en recevant des salaires inférieurs à ceux du ministère des Armées.

Les arguments des partisans de l’externalisation

Ceux qui prônent l'externalisation mettent principalement en avant l'optimisation des ressources et la réduction des coûts pour permettre aux armées de répondre à leurs besoins croissants. Dans un article datant de 2021, le journal libéral Contrepoints écrit : "Face à des besoins toujours plus nombreux, et au coût toujours plus élevé, les armées occidentales cherchent des solutions. L’externalisation d’une part croissante de missions permet d’optimiser l’emploi des ressources". L’article admet par ailleurs que l'externalisation "doit être appliquée de manière sélective et les partenaires privés doivent être choisis avec soin, en particulier pour les missions sensibles". Un autre argument en faveur de l'externalisation est la nécessité de se concentrer sur le combat. C'est l'idée exprimée par le haut fonctionnaire Guillaume Lagane dans un rapport du Think Tank Fondapol. "Si l’on souhaite que l’armée du futur soit souple, féline, manœuvrière, tournée vers les interventions extérieures, mutualisant avec ses alliés certains moyens et peut-être une partie de sa dissuasion, cette armée doit se concentrer sur le combat. Il est donc capital de poursuivre le mouvement de réduction des effectifs et d’externalisation des tâches qui ne sont pas liées au cœur de métier militaire", écrit-il. Ce point de vue est également soutenu par le think tank IFRAP, qui recommande que l'opération Sentinelle soit en partie confiée à des entreprises privées pour la sécurité (gardiennage, contrôle des accès, etc.) des sites privés.

Qu’en est-il aujourd’hui ?

Le maintien en condition opérationnel, la logistique et le transport intercontinental sont depuis longtemps massivement sous-traités par les armées, au risque de voir une perte d’autonomie s’installer

Des activités presque entièrement dépendantes de prestataires externes

Certaines fonctions de soutien stratégiques sont touchées par l'externalisation, notamment le maintien en condition opérationnelle (MCO) des hélicoptères de l'armée de terre française et la formation des pilotes, qui sont partiellement sous-traités auprès d'Helidax, une filiale du groupe DCI détenu à 55,5 % par l'État français. L'objectif est d'augmenter rapidement le taux de disponibilité des aéronefs qui stagne autour de 44 % entre 2012 et 2017, car la MCO ne peut plus garantir une capacité de maintien des moyens militaires à long terme. Le contrat conclu en 2019 avec Helidax est un succès de la coopération public-privé en France, car le nombre d'heures de vol a doublé entre 2017 et 2020 pour atteindre 5 000, et le coût d'une heure de vol a considérablement baissé, passant de 3 500 à 1 800 euros.

Par ailleurs, GT Logistics, spécialiste de la sous-traitance industrielle au sein des usines de ses clients, a remporté un contrat important avec le Service Industriel de l'Aéronautique, chargé de la maintenance en condition opérationnelle des aéronefs des trois armées.

La France a également recours à l'externalisation pour les fonctions de soutien lors de ses opérations extérieures (OPEX). Dans le cadre de l'opération Barkhane, l'externalisation a représenté la moitié du budget, car les capacités de l'armée ne suffisent pas en termes d'affrètements intercontinentaux. Sur les 861 millions d'euros dépensés en externalisation sur la période 2014-2017, près de la moitié des fonds (46 %) est utilisée pour les transports intercontinentaux.

Source : Impact des nouveaux modèles économiques industriels sur les équipements des armées. Irsem. Décembre 2018.

L’exercice Hemex Orion

La troisième phase de l'exercice Hemex Orion s’est concentrée sur les "travaux civilo-militaires" et s’est déroulée de la mi-mars à la fin mars, abordant cinq thèmes principaux. Le premier thème “soutien civil à l'engagement des armées via des acteurs publics et privés” est spécifiquement dédié à la gestion des prestataires externes. Il reconnaît ainsi la nécessité de soutenir les forces armées engagées dans l'exercice, mais également dans toutes les opérations, qu'elles soient de haute intensité ou non. Orion implique donc de nombreux acteurs privés. Le scénario a été élaboré par Calian, une entreprise canadienne spécialisée dans la simulation de situations de haute intensité. Crisotech, une société française, a été retenue pour animer l'environnement opérationnel lors des phases 3 et 4 de l'exercice. Sa "Grey Cell", composée d'une douzaine d'experts, a simulé les organisations gouvernementales d'Arnland, un pays fictif faisant partie du scénario de l'exercice. Enfin, les actions aéronavales en Méditerranée ont impliqué la société ARES et ses avions qui ont servi de plastrons.

Les évacuations de ressortissants au Soudan

Depuis le 15 avril, un conflit armé oppose l'armée soudanaise aux Forces de soutien rapide (FSR), laissant les civils pris au milieu des combats. Bien que les rotations aériennes entre Khartoum et Djibouti organisées dans le cadre de l’opération Sagittaire aient commencé dimanche dernier, des entreprises de sécurité privées ont organisé des opérations d'évacuation dès le lundi suivant les premiers combats. Ces sociétés sont appelées par leurs clients, tels que des assurances, des entreprises, des ONG et des particuliers, pour les aider en cas de complications dans un pays étranger. Les combats sont chaotiques et les risques sont élevés, notamment pour les civils barricadés dans leurs maisons ou hôtels. Les sociétés de sécurité privées, telles que Comya Group, Algiz Security et Amarante, travaillent avec les instances officielles sur place, les ONG et les différents gouvernements. Elles emploient souvent des anciens militaires, policiers ou chauffeurs de taxi locaux, qui sont entraînés pour intervenir dans des situations de crise.

Les risques de l’externalisation

En incluant la privatisation de certaines compétences et donc, la possibilité de devenir dépendant de fournisseurs (parfois non-nationaux), les accords de partenariat public-privé soulèvent des préoccupations concernant l’autonomie stratégique et la souveraineté du pays.

La perte de savoir faire

Lorsqu’en 2018, la SIMMAD (Structure intégrée de maintien en condition opérationnelle des matériels aéronautiques du ministère de la Défense) est remplacée par la DMAé (Direction de la Maintenance aéronautique), sa directrice affiche clairement l’un des objectifs majeurs de cette transformation : mettre en place des "contrats de performance", flotte par flotte, avec un engagement fort et de longue durée des industriels. Pourtant, dès 2008, un rapport du Sénat soulignait l'importance de maintenir un certain niveau de compétence au sein du ministère des Armées pour la maintenance des aéronefs. Ce même constat a été rappelé par le général Burkhard en 2020, qui a alerté sur l'externalisation excessive de la MCO, dans le domaine terrestre cette fois. Celle-ci a entraîné une perte de 20 points de pourcentage de disponibilité pour les VBCI entre 2016 et 2020. Dans un rapport d’information datant du 15 février 2023, les députés de la commission défense soulignent également la nécessité de rester vigilent face aux pertes de compétences au sein des armées générées par la verticalisation des contrats, qui externalise davantage le MCO aux industriels. "Dans le cadre d'un engagement majeur, ce sont naturellement les mécaniciens des forces et non les industriels qui seront en première ligne". 

Le service d'infrastructure de la défense (SID) est lui aussi concerné par la perte de savoir faire. Chargé de mettre en œuvre la politique immobilière du ministère des Armées, le SID joue un rôle important dans la gestion, la construction, le conseil et la référence énergétique au profit des bases de défense, des armées, des directions et des services du ministère. Il contribue directement aux objectifs généraux de valorisation du patrimoine, en définissant les stratégies pour la réalisation des opérations et la maintenance du patrimoine immobilier, ainsi que pour la disponibilité 24 heures sur 24 des infrastructures opérationnelles sur le territoire national et en opérations extérieures. De plus, le SID est le service référent pour l'achat de l'énergie au profit du ministère des Armées, à l'exception de l'énergie de mobilité.

Malgré l'importance de ses missions, le SID ne dispose pas de moyens budgétaires suffisant. Le fonctionnement courant du service est assuré par le budget du Secrétariat général des armées, tandis que le financement des projets d'infrastructure est assuré par leurs bénéficiaires. Bien que les crédits dévolus au SID aient augmenté de 110 % entre 2005 et 2022, le service a subi une diminution de 41 % de ses effectifs sur la même période, passant de 11 500 à environ 6 830 personnes, dont deux tiers de civils et un tiers de militaires. Le SID a donc été contraint d'externaliser pour compenser l'insuffisance des effectifs du service dans un contexte de forte croissance de l'activité, de la chute du nombre d'ouvriers de l'État et de la perte de compétences d'ingénierie technique.

L’autonomie stratégique française

La Cour des comptes considérait en 2019 que l'externalisation du soutien des forces sur les théâtres d'opérations était "nécessaire aux opérations extérieures". Il est donc important de mettre en place une stratégie à long terme visant à atteindre l'indépendance stratégique. L'armée française souffre en effet d'un déficit capacitaire dans plusieurs domaines, en particulier dans l'affrètement aérien, ce qui limite sa capacité de projection autonome. La Loi de programmation militaire 2019-2025 prévoit la dotation à l'Armée de l'Air et de l'Espace de huit avions légers de surveillance et de renseignement VADOR à l'horizon 2030, mais seuls trois appareils seront disponibles d'ici là, selon le rapport annexé au projet de LPM 2024-2030. Le VADOR est un avion de surveillance doté de capteurs dédiés au renseignement d'origine image et électromagnétique. Le développement du VADOR a pris deux ans de plus que prévu, de même que leur qualification opérationnelle, en raison de la nécessité de remplacer leur boule optronique Star Saphire par une Wescam MX-20. Les besoins en capacités de collecte du renseignement iront crescendo, mais seulement trois VADOR seront disponibles d'ici 2030. Le chef d'état-major de l'Armée de l'Air et de l'Espace, le général Stéphane Mille, a expliqué qu'il est difficile de faire progresser les capacités de l'avion et que la location de VADOR est finalement une bonne solution pour avoir un système de dernière génération.

Une question de souveraineté

Les entreprises françaises, telles que Sodexo, réussissent bien à l'exportation avec des contrats de plusieurs centaines de millions de dollars avec l'US Army. Cependant, les marchés logistiques des théâtres d'opérations extérieurs sont de plus captés par les concurrents étrangers. Dès juillet 2009, un rapport remis à l'Assemblée nationale a mis en garde contre cette situation et a appelé à une augmentation de la présence des acteurs nationaux sur les théâtres d'opérations, face aux acteurs privés anglo-saxons, pour des raisons à la fois capacitaires et économiques. Par exemple, lors des opérations Serval et Barkhane, l'entreprise ukrainienne Antonov logistics SALIS a été largement utilisée pour combler les lacunes capacitaires de l'armée française, plutôt que pour rechercher un avantage-coût, comme le stipule la doctrine française. De plus, il est crucial de souligner la question de la confidentialité des informations lorsque des acteurs économiques étrangers gèrent une partie importante des transports de troupes et de matériel sur les théâtres d'opérations. L’ancienne ministre des Armées, Florence Parly, a souligné que l'Europe et la France prenaient conscience de leurs "dépendances stratégiques". Entre 2012 et 2015, la France n'a couvert que 7 à 23% de ses besoins en transport aérien pour ses forces armées par ses propres capacités.

L’externalisation : une pratique à surveiller

Le cas du Royaume-Uni est un exemple marquant des conséquences d'une externalisation excessive de son armée. La privatisation du maintien en condition opérationnelle des aéronefs y est si importante qu'elle est maintenant difficilement réversible. Cette perte d'indépendance stratégique est justifiée par un avantage financier à long terme qui reste cependant à démontrer car les exemples américain et allemand ne sont guère concluants à cet égard. En France, bien que l'externalisation soit moins importante, elle occupe néanmoins une part croissante des budgets : 53 millions en 2017 ; 84 millions en 2018 ; et 110 millions en 2021 (hors transport). Cette tendance est inspirée par les pratiques de nos homologues anglo-saxons, qui l'ont largement mise en œuvre depuis les guerres d'Irak et d'Afghanistan. Elle engendre, sous prétexte de moderniser et de rationaliser les effectifs militaires, un certain nombre de régressions dans l'efficacité des fonctions de soutien, ainsi qu'une perte de souveraineté nationale avec une autonomie opérationnelle en baisse.

En résumé, l'externalisation est souvent considérée comme une pratique inévitable pour les armées modernes de l'OTAN. Cependant, il est crucial que la France se débarrasse de certaines dépendances nuisibles en établissant un cadre légal et financier favorable à l'émergence de leaders nationaux. Cela permettrait une meilleure mise en œuvre de la doctrine française et, par conséquent, une augmentation des possibilités d'actions opérationnelles et stratégiques.