L'intelligence artificielle va transformer la guerre

L'intelligence artificielle va transformer la guerre

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Préparation au combat par la simulation, renseignement, ciblage, optimisation du soldat… L’intégration croissante de l’intelligence artificielle (IA) “faible” dans le domaine de la Défense comporte autant d’avantages que de risques à prendre en compte. À plus long terme, l’introduction d’IA “forte” pourrait complètement bouleverser la nature de la guerre.

Le 19 avril dernier, la France et Singapour ont signé un accord visant à mettre en place un laboratoire en charge de conduire des projets de recherche communs aux deux pays et systématiquement réalisés en équipe mixte. Dernière actualité de cette discipline en plein essor, ce laboratoire démontre une fois de plus que l'utilisation de l'intelligence artificielle (IA) est devenue un enjeu majeur dans le domaine de la Défense.

Crédit photo : ministère des armées

Grâce à la quantité de données que les armées sont aujourd'hui capables d'accumuler, l'IA “se présente comme la voie principale de la supériorité tactique” pour les armées modernes, affirme Jean-Christophe Noël, ancien pilote de chasse, devenu chercheur à l’Institut français des relations internationales (IFRI). Comment va-t-elle modifier l'art de la guerre ? Qu’elles sont les risques que cette technologie présente ? Ces questions sont au centre des préoccupations des grandes nations qui investissent massivement dans le développement de l'IA.

Les applications de l’intelligence artificielle

Les programmes militaires utilisant l'intelligence artificielle se multiplient, suivant la même tendance que les applications civiles. Jusqu'à présent, l'IA est utilisée pour effectuer des tâches spécifiques plutôt que pour prendre des décisions complexes de manière autonome. Les projets en cours à travers le monde suggèrent que cela restera vrai dans un avenir proche, du moins dans le domaine militaire.

Exploiter les données pour prendre de meilleures décisions

Les applications les plus prometteuses concernent la détection et le traitement automatisé de données. Les équipements modernes des armées, tels que les véhicules terrestres, les navires, les avions, sans parler bien sûr, des équipements spécifiquement dédiés au renseignement, produisent des milliers de téraoctets de données que l'IA peut exploiter pleinement. Ces données sont de toutes sortes : sons, photos, vidéos, grandeurs physiques, entre autres.

La société Athea, co-entreprise d’Atos et de Thales, a reçu la première commande de la Direction générale de l’armement pour la réalisation de la plateforme Artemis.IA. Ce projet, piloté par l’Agence du numérique de défense vise à doter le ministère des Armées d’une solution souveraine et sécurisée de traitement massif de données et d’intelligence artificielle pour exploiter, analyser et corréler des données de toute nature afin de transmettre rapidement aux forces les informations utiles à la prise de décisions. La première application sera dédiée à l’exploitation d’informations multisources au profit de la fonction interarmées du renseignement et sera livrée à compter de 2023.

Crédit photo : Preligens

Outre le renseignement pur et dure, l’IA comme analyseur d’imagerie peut être utile pour surveiller des sites sensibles. La Direction générale de l'armement a notifié à Preligens, une PME française spécialisée dans l'analyse des données militaires, un contrat de 240 millions d'euros sur 7 ans pour surveiller les infrastructures militaires essentielles.

La maintenance prédictive

Il est clair que l'exploitation de bases de données ne se limite pas seulement aux renseignements, mais inclut également les opérations de maintenance. Des données représentatives sont collectées pour évaluer le fonctionnement des systèmes de navires, d'avions ou de véhicules terrestres, telles que la température ou la pression des moteurs. Elles sont comparées à des mesures précédentes et analysées en fonction des valeurs normales de fonctionnement. En détectant les tendances, il est possible d'anticiper les pannes et de remplacer les pièces défectueuses avant que le système ne tombe en panne. L'intelligence artificielle offre donc de grandes perspectives pour améliorer la disponibilité des équipements.

La gestion de l’environnement

Le ministère des armées souhaite également utiliser l’IA pour améliorer la compréhension de l’environnement en opération. L'armée de Terre a lancé le 28 mars dernier un appel à manifestation d'intérêt pour “améliorer la perception de l'environnement opérationnel par l'équipage d'un engin de combat”. Le but est de favoriser le développement de fonctions opérationnelles en utilisant les technologies de l'image processing et de l'intelligence artificielle pour rendre les systèmes optroniques plus efficaces.

La préparation opérationnelle des soldats

L'intelligence artificielle peut jouer un rôle crucial dans la préparation des forces armées en améliorant l'entraînement des soldats. Elle peut s'adapter au niveau des opérateurs et les aider à maîtriser les systèmes d'armes en proposant des exercices adaptés à leurs compétences. Par exemple, si un pilote rencontre des difficultés à assimiler certaines tâches, l'IA pourra insister sur ces points et proposer des exercices personnalisés pour améliorer ses performances. En outre, l'IA peut introduire des forces adverses dans les simulations pour aider les officiers à tester différentes stratégies et modes d'action, ainsi qu'à anticiper l'évolution des opérations. Enfin, l'IA peut également aider à la conception d'équipements militaires performants en testant différents modèles lors de simulations pour juger de leurs performances face à des adversaires réactifs dans des situations réalistes.

Les systèmes d’armes

Bon nombre de ces fonctionnalités, dans les domaines du renseignement, de la maintenance prédictive ou de la préparation opérationnelle, sont d’ores et déjà proposées par les entreprises du secteur de la Défense. L’enjeu à l’avenir sera de les intégrer pleinement au cœur des processus et des systèmes de l’armée.

Ce qui se développe plus récemment par contre c’est l’intégration d’intelligence artificielle au sein des systèmes d’armes. En témoigne la récente révélation d’un projet de l’armée chinoise destiné à augmenter la précision de son artillerie à guidage laser grâce à l'intelligence artificielle. Selon un article publié dans le South China Morning Post, des tests ont eu lieu en juillet dernier et ont impliqué l'utilisation de guidage laser pour des munitions, couplé à l'IA pour atteindre des cibles de la taille d'un humain à une distance de 16 km. Le professeur Wang Jiang de l'Institut de technologie de Pékin, chef d'équipe du projet, explique que l'IA est utilisée pour réguler les problèmes de planification de trajectoire, un sujet de recherche pour de nombreux chercheurs dans le monde. L'utilisation de l'IA est particulièrement pertinente pour les projectiles d'artillerie, qui sont soumis à un flux d'informations important et complexe en temps réel, comme les conditions météorologiques, la température et la pression atmosphérique, qui peuvent affecter leur trajectoire. L'IA offre une puissance de calcul supérieure à celle des modèles mathématiques traditionnels, ce qui permet d'accélérer le traitement des données. Les tests chinois ont pour objectif de développer des projectiles d'artillerie intelligents, qui peuvent adapter leur trajectoire en vol pour atteindre leur cible de manière plus précise, permettant ainsi de limiter le coût de la guerre en diminuant le nombre de munitions utilisées pour chaque cible.

Des risques à prendre en compte

Confier de plus en plus de tâches aux machines semble être la nouvelle norme stratégique. Jean-Christophe Noël, auteur d’une étude sur l’emploi de l’intelligence artificielle dans le domaine militaire, soulève cependant les risques que prennent les armées en portant atteinte à ”l’humanisme militaire”. Celui-ci souligne “les limites de la technologie, le large éventail de contre-mesures et les risques d’une perte de contrôle, de déshumanisation de la guerre allant jusqu’à une remise en cause substantielle du métier de soldat”.

Surestimer la technologie

À l’avenir il sera important de prendre conscience des limites que comportent les intelligences artificielles. Plus les sources d’information et les acteurs concernés sont nombreux et plus les risques de cyber attaques augmentent. Les développeurs devront également faire face au problème de stockage du nombre astronomique de données dont dépendantes les IA. Autre grande faiblesse de ce type de programme : l’imprévu. Ils sont conçus pour répondre à des tâches bien précises. L’adversaire tentera donc d’emmener l’IA sur des terrains où elle peine à fonctionner. Les algorithmes devront être suffisamment agiles dans l’avenir pour s’adapter à des situations ouvertes, où les règles du jeu, les acteurs ou l’environnement peuvent se transformer brutalement.

Enfin, les programmes mettant en œuvre de l’IA tirent certaines de leurs faiblesses de l’Homme lui-même. “Une intelligence artificielle apprend comme un jeune enfant : elle reproduit les comportements présents dans son environnement et dépend beaucoup du type d’éducation qu’elle reçoit”, rappelle Jean-Christophe Noël. Des biais cognitifs dans la sélection des données peuvent donc altérer les performances de l’IA. Si la reproduction de cliché raciste ou sexiste est bien connue dans les IA du domaine civil. Dans le milieu militaire ces biais pourraient se traduire par la valorisation de certains modes d’action par rapport à d’autres, avec la conception d’algorithmes par des composantes d’armée particulières sélectionnant les solutions mettant le plus en valeur leurs propres organisations.

Devenir de simples exécutants des intelligences artificielles

Ces programmes sont de véritable boîte noire. Seuls les experts sont capables de déchiffrer leurs codes et analyser les processus informatiques qui ont mené l’IA à prendre telle ou telle décision. En se reposant sur les IA, on prend le risque de ne plus être capable de rester critique face à leurs décisions. Jean-Christophe Noël cite l’exemple d’une batterie Patriot utilisée en mode automatique lors de l’invasion de l’Irak en 2003. “Convaincus de la supériorité de leur système à la suite des résultats obtenus en 1991 lors de la première guerre du Golfe”, les équipes n’ont pas tenu compte des différences entre les deux contextes. Confrontée à une circulation aérienne bien plus dense, la “logique programmatique agressive” de la batterie a fait une erreur et abattue un Tornado britannique entraînant la mort de son équipage. Malgré la désactivation du mode automatique, une autre erreur entraîna la mort d’un pilote de FA/18 de l’US Navy. La gestion des opérations avec des systèmes automatisés peut rapidement devenir difficile à contrôler pour les personnes en charge. À mesure que les systèmes deviennent de plus en plus automatisés, il est de plus en plus important que les êtres humains possèdent une expertise suffisante pour comprendre les conséquences des choix effectués et pour résoudre d'éventuels problèmes techniques.

Un changement de la nature de la guerre

Si les avancées technologiques actuelles nécessitent de trouver rapidement un nouvel équilibre dans la façon dont les êtres humains interagissent avec les machines, l'émergence à plus long terme d'une intelligence artificielle "forte", qui serait complètement autonome, pourrait avoir un impact encore plus important sur les relations politiques et militaires, et même changer la nature fondamentale de la guerre.

Contrairement aux êtres humains, la pensée de l'IA est dépourvue de sentiments et d'influences extérieures, ce qui la rend plus logique et efficace. Elle peut explorer un plus grand nombre de possibilités pour résoudre un problème et considérer des paramètres éloignés et étrangers auxquels un être humain n'aurait pas accès. “D’un point de vue théorique, Clausewitz définit la guerre comme le résultat de l’interaction entre les trois éléments d’une trinité composée par le peuple et ses passions, le politique et son entendement, et enfin le général et son armée, qui incarnent la libre activité de l’esprit, le courage et le talent dans les jeux des probabilités et du hasard”, explique Jean-Christophe Noël. À mesure que l’intelligence artificielle deviendra forte, elle réduira justement ce libre jeu de l’esprit en désignant les meilleures pratiques. Elle pourra proposer des stratégies plus efficaces, plus rapides et moins coûteuses en carburant pour atteindre les objectifs politiques voulus. La guerre pourrait alors ne plus avoir de grammaire propre, de dynamique spécifique, et la politique imposerait sa présence à tous les niveaux de la guerre, jusqu'au plus petit détail sub-tactique. En fin de compte, le guerrier disparaîtrait, remplacé par des opérateurs qui s'assureraient que la marche des événements est conforme à celle exprimée par la machine.

Ainsi, avec l'apparition de l'IA “forte”, les connexions entre le politique et le militaire pourraient se simplifier et les deux entités pourraient employer une méthode commune pour atteindre un but partagé. Cela pourrait conduire à une guerre plus rapide, plus efficace mais moins humaine. L’absence de sentiments, autrement dit, les qualités et les vertus qui définissent un général et son armée dans la théorie clausewitzienne, donnerait lieu à une guerre plus froide, plus rationnelle, où la vie des quelques hommes restants pourrait ne pas peser bien lourd dans les plans des intelligences artificiels.