Le Soudan au bord de la guerre civile

Le Soudan au bord de la guerre civile

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Depuis samedi, les forces des deux généraux à la tête du Soudan s’affrontent pour le contrôle des infrastructures stratégiques du pays. Ces combats, qui ont déjà fait 97 morts et 600 blessés, font planer le risque d’une guerre civile.

Dans la matinée du samedi 15 avril, de violents affrontements ont éclaté entre l’armée régulière soudanaise (FAS), fidèle au général Abdel Fattah al-Burhan, et des paramilitaires des Forces de soutien rapide (FSR) du général Mohamed Hamdan Dagalo, connu sous le nom de “Hemetti”. Les deux camps cherchent à s’emparer des bases militaires, aéroports et autres installations stratégiques dans plusieurs villes du pays. Ce lundi matin, les tirs d’artilleries, les échanges d’armes automatiques et les frappes aériennes n’avaient pas cessé. Le comité central des médecins soudanais recense plus de 97 morts et au moins 600 blessés, dont trois humanitaires du Programme alimentaire mondial (PAM). Ils ont été tués “samedi en accomplissant leur travail au Darfour-Nord”, dans l’ouest du pays, près du Tchad, précise Volker Perthes, l’émissaire de l’ONU. Il ajoute que des “bâtiments humanitaires auraient été touchés et d’autres pillés au Darfour”, bastion historique des Forces de soutien rapide (FSR).

Les FSR ont échoué à s'emparer de toutes les bases aériennes de l'armée régulière, leur principal objectif dans les premières heures du conflit. Les FAS ont donc fait usage de leur supériorité aérienne et multiplient les frappes depuis des avions de chasse d’origine soviétiques et des hélicoptères de combat. Samedi, les paramilitaires ont tout de même réussi à entrer dans l'aéroport international de Khartoum et ont affirmé contrôler le palais présidentiel.

Crédit photo : Maxar

Cependant, les FAS ont lancé plusieurs frappes aériennes dimanche soir, détruisant le quartier général des FSR et inversant la tendance. Pendant tout le week-end, les FAS ont répété à plusieurs reprises que la victoire était imminente, mais d’importants renforts des FSR ont été envoyés dans la capitale, intensifiant les combats.

Une guerre de l’information se joue depuis les premiers coups de feu, rendant difficile l’obtention d’une vue d’ensemble des avancées militaires. "L'heure de la victoire est proche", a déclaré l'armée régulière dans un communiqué publié dimanche soir. "Nous prions pour qu'il y ait de la miséricorde pour les innocents victimes de cette aventure téméraire de la milice rebelle [...]. Nous aurons bientôt de bonnes nouvelles pour notre peuple patient et fier, si Dieu le veut." Selon des témoins et des habitants, des milliers de membres des FSR sont encore déployés dans des quartiers de Khartoum et d'autres villes du pays, sans qu'aucune autorité ne soit en mesure de les contrôler.

Un pays en proie à une lutte de pouvoir

Le samedi 8 avril, Volker Türk, le Haut-Commissaire de l'ONU aux droits de l'Homme, s'alarmait déjà de l’aggravation récente de la situation au Soudan, exhortant toutes les parties à redoubler d'efforts pour restaurer un gouvernement dirigé par des civils. Et pour cause, ces combats font suite à une longue montée des tensions entre les forces du général al-Burhan, chef de la junte qui est à la tête du pays depuis 2021 (après un premier renversement de la dictature deux ans plus tôt), et les paramilitaires menés par “Hemetti”, le numéro deux de la junte. Depuis plusieurs mois, les deux organisations se disputent le pouvoir alors que les factions politiques négocient la formation d'un gouvernement de transition après le coup d'État militaire de 2021. C’est un désaccord au sujet de l’intégration des FSR au sein de l’armée régulière qui a mis le feu aux poudres.

Le désaccord concernant le calendrier de l'intégration a empêché la signature d'un accord soutenu par la communauté internationale pour une transition démocratique. Les FSR ont émergé des restes des milices “janjawids” ayant travaillé avec l'armée de l'ex-président Omar al-Bachir au nettoyage ethnique du Darfour en 2003. Ces milices ont ensuite constitué la garde prétorienne du régime et de leur chef, le général “Hemetti”. La montée en puissance de ces forces bien équipées et bien entraînées a provoqué un mécontentement important au sein de l'état-major de l'armée régulière. “Hemetti”, qui a envoyé des mercenaires au Yémen et a bénéficié de revenus importants grâce à la contrebande d'or pour le compte des Émirats arabes unis, est désormais considéré comme l'un des hommes les plus riches et les plus puissants du pays, dirigeant une force de 80 000 à 120 000 hommes selon les estimations.

Lors des manifestations de 2019 contre le régime militaire et islamiste, le chef des FSR s'est retourné contre al-Bachir et a formé une alliance avec le général al-Burhan. Ensemble, les deux hommes ont mené le coup d'Etat du 25 octobre 2021, mais des désaccords ont surgi lors des négociations politiques un an plus tard, plongeant le pays dans une grave crise économique et sociale. Le général al-Burhan, soutenu par l'Égypte et sous la pression de certains membres islamistes de l'armée, a exigé que les Forces de Soutien Rapide soient intégrées dans l'armée sous son commandement. "Hemetti" a refusé cette proposition et exige que ses forces soient placées sous l'autorité d'un chef d'État civil.

Au cours des dernières semaines, les deux groupes ont déployé des hommes et des équipements dans la capitale. La tension est montée d’un cran le jeudi 13 avril lorsque les FSR ont commencé à se déployer autour d'une base aérienne à Méroé, dans le nord du pays. L’armée régulière a déclaré toute négociation “impossible avant la dissolution des FSR”. Sur la chaîne Al-Jazira, al-Burhan et “Hemetti” se rejettent la faute de ces combats. Ce dernier a aussi affirmé que ses forces ne s’arrêteront pas tant qu’elles n’auraient pas le “contrôle de toutes les bases militaires du pays”, ajoutant qu’al-Burhan devrait être “déféré en justice ou tué comme un chien”. L’armée, de son côté, déclare considérer les FSR comme une force rebelle et le général “Hemetti” comme un “criminel en fuite”.

Les États-Unis, la Chine, la Russie, l'Égypte, l'Arabie saoudite, le Conseil de sécurité des Nations unies, l'Union européenne et l'Union africaine ont appelé à une fin rapide des hostilités qui menacent d'aggraver l'instabilité dans la région. Les efforts déployés par les pays voisins et les organismes régionaux pour mettre fin aux violences se sont intensifiés dimanche. L'Égypte et le Sud-Soudan ont notamment proposé une médiation entre les deux camps. Toutefois, ce lundi, les tentatives de médiation du week-end avaient échoué à ramener le moindre espoir d’un retour au calme.

Le risque d’une guerre civile

Une confrontation prolongée risquerait de plonger le Soudan dans un conflit généralisé, alors que le pays est confronté à une grave crise économique et à des violences tribales, et faire échouer les efforts déployés pour organiser des élections. Autre source d'inquiétude : le mouvement islamiste qui détient le pouvoir au sein de l’armée, de la police et des renseignements. "Évincés du jeu politique à la chute d’al-Bachir en 2019, purgés des administrations, les fidèles du président déchu ont refait surface. Depuis des mois, avec la bénédiction du général al-Burhan, nombre d’entre eux ont été sortis de prison, réintégrés dans les ministères ou sont revenus d’exils", explique le journaliste Éliott Brachet, correspondant au Soudan pour plusieurs médias. Le mouvement islamiste rassemble ainsi ses partisans et prononce des discours dans lesquels les négociations politiques "manipulées par l'occident" sont lourdement critiquées. Emanuel Dupuy, président de l’Institut de prospective et sécurité en Europe (IPSE), craint “un scénario à la Lybienne”. “La situation reste très tendue au Soudan où le risque de soutien extérieur des “sponsors” des deux camps reste posé. Va-t-on vers un scénario à la libyenne : Égypte et Arabie saoudite pour celui du général al-Burhan; Russie & Émirats arabes unis pour le général “Hemetti” ?”, questionne-t-il sur son compte twitter.