Un budget record pour une LPM en demi-teinte

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Malgré un montant de 400 milliards d'euros, la prochaine Loi de programmation militaire budgétisant la stratégie de défense française n'est pas exempte de sacrifices. C'est l'armée de Terre qui a le plus souffert des arbitrages du ministère. Un constat qui laisse penser que les trois armées sont amenées à se tourner vers l'Indo-Pacifique. 

400 milliards d’euros. C’est la somme prévue sur la période 2024 - 2030. La France n’avait pas dépensé autant pour ses forces armées depuis les années 1960. C’est 100 milliards d’euros de plus que la précédente Loi de programmation militaire (LPM). Sébastien Lecornu assure que ces dépenses devront permettre à la France "de faire face aux nouvelles menaces qui pèsent sur elle et de maintenir son rang parmi les premières puissances du monde". Précision importante : ce montant ne comprend pas l’aide fournit par Paris à Kiev. Le cap des 2% du PIB, une directive pour laquelle l’OTAN se fait de plus en plus insistante, devrait être franchi en 2025. En 2024, le budget des armées augmentera de 3,1 milliards d'euros puis de 3 milliards par an de 2025 à 2027. Ensuite, des "marches" de 4,3 milliards se succéderont à partir de 2028. "En un mot, toutes les lignes de la LPM par rapport à celle de 2019 vont augmenter. Toutes. Sauf une : la provision pour les OPEX et pour cause ce sont des provisions et en plus Barkhane est terminée", a affirmé Sébastien Lecornu. Le ministère insiste sur le fait qu’il s’agit là d’une "trajectoire plancher" à laquelle "il faudra éventuellement prévoir des compléments". L’exécutif espère une adoption de la LPM par le Parlement avant le 14 juillet.

Seulement voilà, les chiffres ne font pas tout et le moins que l’on puisse dire c’est que cette LPM n’est pas exempte de sacrifices, ou de "révisions de cadencement", selon les mots du ministère. L’inflation arrache la modique somme de 30 milliards d’euros. Une des raisons pour lesquels il faudra "prioriser certains programmes au détriment d'autres", et ce, au sein des trois armées. La livraison de plus de 1200 véhicules blindés du programme Scorpion est repoussée au-delà de 2030. La réduction de cible concernant l'hélicoptère interarmées léger (HIL) Guépard est également spectaculaire. Elle passe de 169 appareils à 20, à l’horizon 2030. Côté effectif, les forces évoluent peu avec 6500 recrutements. Une faiblesse que le ministère cherche peut être à compenser par le doublement des effectifs de la réserve. La limite d’âge pour être réserviste vient d’être rehaussée à 70 ans. "Ce différentiel entre l’effort annoncé et le résultat obtenu interroge", affirmait le député LR Jean-Louis Thiériot, vice-président de la commission de la défense de l’Assemblée, le 5 avril dernier.

À la lecture du projet de Loi, il apparaît que la France continue d’asseoir sa défense sur la dissuasion nucléaire. Environ 60% du budget total lui est consacré afin de lancer de nombreux travaux tels que le missile Air-sol moyenne portée amélioré rénové (ASMPA-R), la préparation de son successeur l’Air-sol nucléaire de quatrième génération (ASN4G), le New Generation Fighter (NGF). La composante océanique verra se poursuivre les travaux qui permettront l’entrée en service du sous-marin nucléaire lanceurs d’engins de troisième génération (SNLE-3G) au cours de la décennie 2030-2040 et les évolutions du missile balistique M51.

Le projet de Loi fait également la part belle au renseignement ainsi qu’à la contre-ingérence. Deux domaines qui se voient doté de 5 milliards d’euros. Côté renseignement, cela représente, selon le ministère, une augmentation de "plus de 60%" au bénéfice des trois services sous sa tutelle : DGSE, DRM et DRSD. "C'est clé. C'est clé pour la dissuasion, c'est clé pour la lutte contre le terrorisme, c'est clé pour la compréhension de la compétition dans le monde", a expliqué Sébastien Lecornu.

Le segment recherche & développement fait également parti de ceux qui s’en sortent le mieux. La LPM prévoit 10 milliards d’euros pour l’innovation au sein de la DGA. Soit 1,42 milliard d'euros par an sur la période de la LPM, contre 1 milliard d'euros sur l'actuelle LPM.

Le maintien en condition opérationnelle (MCO) se voit quant à lui doter de 49 milliards d’euros, un effort "absolument spectaculaire", affirme le ministre des armées devant les sénateurs. La LPM actuelle prévoyait 35 milliards, soit une augmentation de 40%. "Il faut que cela se traduise par des effets réels et non pas par une augmentation des coûts du MCO", a averti Sébastien Lecornu. "Cela fait partie aussi du dialogue avec la BITD".

16 milliards d’euros auront la lourde tâche de renflouer les stocks de munitions, 13 milliards d’euros seront consacrés à l’outre-mer, 10 milliards à l’innovation au sein de la DGA (hypervélocité et quantique notamment), 6 milliards au spatial, 5 milliards aux drones, 5 milliards à la défense surface-air, 4 milliards au cyber, 2 milliards aux forces spéciales.

Un modèle d’armée qui reste globalement inchangé

Sur la période 2024-2030, 268 milliards d’euros seront dépensés pour fournir des matériels aux trois armées. Les grands programmes à forte portée médiatico politique, dotés de 100 milliards d’euros, sont intouchables. D’autres, par contre, ont souffert des arbitrages du ministère.

La finalisation du programme Scorpion est retardée

Le calendrier de livraison des blindés Jaguar, Griffon et Serval a été étalé au-delà de la période couverte par la LPM. En clair ce sont 100 Jaguar (sur 300), 473 Griffon (sur 1827), et 633 Serval (sur 2038) dont les livraisons sont finalement prévues entre 2030 et 2035. Le Leclerc a souffert lui aussi. 40 de ces chars lourds ne seront rénovés qu’à l’horizon 2035.

Bien évidemment, ce report de la livraison de 1206 véhicules a des conséquences pour les industriels œuvrant dans le cadre du programme Scorpion. Nexter, Arquus, Thales, mais aussi toute leur chaîne de sous-traitance. "L’industrie de défense terrestre, en général, était quand même bien mal en point juste avant Scorpion. Le programme lui a redonné des couleurs mais ce coup de rabais nous essouffle au moment précis où on avait donné l’impulsion qui allait nous permettre de remonter à la surface", explique une source au sein de la BITD. "Nous espérons qu’elle sera compensée par une augmentation du budget du maintien en condition opérationnelle". Un sujet sur lequel les industriels vont également avoir besoin de visibilité. Si de nombreux Serval, Griffon et Jaguar arrivent plus tard que prévu. Les VAB et AMX - 10 RC vont devoir être "Scorpionisés" et entretenu pour durer.

Plus que jamais, les industriels de défense terrestre devront se tourner vers l’international, là où les marges sont les plus importantes. "Faute de quoi ça va être extrêmement compliqué", analyse cette même source. En effet, le défi est de plus en plus difficile à relever, "notamment due à la perte d’influence de la France à l’internationale". Les industriels espèrent donc, un "appui" maximal de la part du gouvernement.

La Marine nationale doit aussi faire des concessions

La validation du projet de porte-avions nouvelle génération (PANG) et la modernisation des composantes océanique et aéronavale de la dissuasion nucléaire coûtent cher aux autres programmes de la Marine nationale. À l’horizon 2030, la marine n’aura que trois bâtiments ravitailleurs de forces au lieu de quatre prévus par la précédente LPM, trois frégates de défense et d’intervention au lieu de cinq, sept patrouilleurs hauturiers au lieu de dix. Les aviateurs de la Marine disposeront également de moins d'avions de patrouille maritime Atlantique 2 entre fin 2023 (22 appareils) et fin 2030 (18 appareils). Le nouveau porte-avions n’entrera en service qu’un peu avant 2040, soit peu de temps avant le retrait du service du Charles de Gaulle qui cumulera alors près de quarante ans de service.

Malgré la place cruciale que prend l’indo-pacifique dans le contexte géopolitique international, synonyme d’un accroissement des missions de la Marine nationale, la Loi de programmation militaire ne prévoit pas d’évolution majeure pour la flotte française. En 2030, celle-ci disposera de 15 frégates, six sous-marins Barracuda, trois porte-hélicoptères, trois bâtiments ravitailleurs de forces, trois avions de surveillance et enfin, 41 Rafale.

L’Armée de l’air et de l’Espace n’est pas épargnée non plus.

Les livraisons de quarante-deux Rafale, initialement prévues entre 2027 et 2030, s’étendront finalement jusqu’à 2032. En 2030, l’armée de l’air disposera de 137 Rafale au lieu de 185 prévus au départ. Côté renseignement, la France ne disposera pas de 8 avions ALSR mais seulement de 3. Les Mirage 2000D rénovés ne seront pas 55 mais 48. Le ministère revoit sa copie sur le segment des drones MALE également. La cible 2030 passe de 8 à 6 systèmes, dont 5 systèmes Reaper et un système Eurodrone. La flotte d'avions de transport tactique médian diminuera de 16 à 14 appareils.

Des avancés notables

Ces renoncements posent questions mais soulignent le changement de cap que cette LPM semble entamer. Sans que cela soit suffisant dans l’hypothèse d’un conflit de haute intensité, ce projet de Loi laisse entrevoir une remontée en puissance dans des secteurs qui faisait particulièrement défaut : les drones, la défense sol-air ou l’artillerie longue portée par exemple.

Armée de Terre

Le programme Scorpion est sérieusement remanié. Néanmoins, l’armée de Terre disposera bien des 109 canons CAESAR NG prévus, ainsi que de la totalité des 17 systèmes de Drones Patroller planifiés. C’est assez rare pour être souligné, l’objectif de livraison en fin de LPM pour les hélicoptères NH90 a été rehaussé et passe de 74 à 81, dont 18 en version forces spéciales. Dans le domaine de la défense sol-air de très courte portée, ce sont 24 Serval Mistral et au moins 45 systèmes sol-air basse couche de nouvelle génération, qui seront livrés à horizon 2035. Ces 45 systèmes laissent entrevoir une rude concurrence entre MBDA et Thales pour devenir le maître d'œuvre de ces nouveaux moyens de défense sol-air. La lutte anti-drone est également au rendez-vous avec 12 Serval livré dans une version spécialisée. En outre, l'armée de terre possédera fin 2030 au moins 13 nouveaux systèmes de feu à longue portée de type LRU (26 à l'horizon 2035 contre 9 LRU fin 2023). Cependant, les LRU devront être remplacés en 2027. Peut-être par des Himars américains mais cette solution n’enchante pas le ministère : "Le sujet n'est pas tranché. On fait travailler les industriels. Si on arrive à développer une solution souveraine, ce sera toujours plus intéressant".

Marine nationale

En ballottage, le quatrième bâtiment ravitailleur de forces (BRF) est finalement maintenu, même s’il fera son entrée après 2030. La Marine bénéficie des investissements relatifs aux drones. Elle va se doter d'une capacité accrue dans le domaine de systèmes de drones aériens marine (SDAM). Elle passera de trois exemplaires fin 2023, à huit fin 2030 et à au moins 15 à l'horizon 2035. C'est également le cas pour les drones dans le cadre du programme de la lutte anti-mines (SLAM-F). La marine aura huit systèmes de drones à l'horizon 2035, contre respectivement un et six systèmes en 2023 et 2030.

Armée de l’Air et de l’Espace

La prochaine LPM devrait permettre une remontée en puissance de l’aviation de combat. Entre fin 2023 et fin 2030, l'armée de l'Air et de l’Espace devrait recevoir des appareils au standard F4.1 plus ceux en remplacement des avions d'occasion vendus à la Grèce. À l'horizon 2035, l'armée de l'air devrait atteindre sa cible de 185 Rafale, selon le rapport annexé de la LPM. Elle disposera également à cet horizon d'un démonstrateur SCAF.

Le nombre d'avions de transport militaire A400M en service à la fin de l'année 2023 reste incertain, mais la flotte d'avions ravitailleurs MRTT augmentera de 12 à 15 appareils d'ici la fin de l'année 2030. En ce qui concerne les hélicoptères de manœuvre, l'armée de l'air disposera au moins de 32 hélicoptères de manœuvre fin 2030 contre 36 (Puma/Caracal/H225) fin 2023 et 36 appareils à l'horizon 2035.

Dans le domaine spatial, l'armée de l'Air et de l’Espace se voit privé de son troisième satellite Syracuse 4C, qui est pourtant crucial pour assurer la résilience et la redondance des communications protégées pour les armées. Celui-ci devrait être remplacé par une constellation dont les détails ne sont pas encore connus. L'armée disposera de deux satellites d'observation en fin d'année 2023, même chose en fin d'année 2030 (le lancement de CSO-3 interviendra à la fin de vie de CSO-1). Le ministère lance également un nouveau programme, EGIDE, qui succède au démonstrateur Yoda. Ce programme comprendra deux satellites patrouilleurs destinés à protéger les satellites français dans l'espace. Au total, ce sont six milliards d'euros qui seront dédiés aux capacités spatiales françaises, soit 1 milliard et demi de plus que dans la LPM en cours.

Un effort important sur les munitions

Le ministère des Armées a prévu un effort considérable (de 16 milliards d’euros) pour renflouer et moderniser les stocks de munitions, qui ont été pendant longtemps négligées par les gouvernements successifs. La loi de programmation militaire doit favoriser la transition vers des capacités futures : une portée accrue et un autodirecteur amélioré, des munitions télé opérées, des missiles longue portée antinavire modernisés, les capacités de suppression des défenses aériennes ennemies (SEAD), les missiles de croisière, les missiles surface-air et air-air (familles Aster, MICA et Meteor) ainsi que les torpilles lourdes F21 et la trame antichar (ACCP, MMP).

"Prendre le rendez-vous" d’après

"Nous avons besoin de poursuivre la réparation de notre défense nationale", admet le ministre des Armées dans une interview accordée au journal Le Parisien. Pourtant, c’était déjà l’objectif affiché lors du lancement de la LPM en cours. "Après avoir réparé les armées, nous allons les transformer", avait annoncé le président de la République en janvier, lors de ses vœux aux Armées. Il va falloir attendre encore un peu. Néanmoins, cette prochaine Loi de programmation militaire démontre la volonté de modifier "la direction du tanker", affirme Jean-Pierre Maulny, directeur adjoint de l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS) au sujet de la "direction" induite pour les armées. Plusieurs leçons tirées de la guerre en Ukraine ont orienté les arbitrages du ministère. L'importance des capacités de défense aérienne et de l'artillerie a été mise en évidence dans ce conflit. La guerre en Ukraine est également marquée par l'utilisation de drones "kamikazes" tels que les drones turcs Bayraktar, les drones iraniens Shahed-136 ou les Switchblade américains. La LPM 2024 - 2030 prévoit le développement de munitions de ce type. MBDA, Nexter, Delair et Novadem, ont récemment remporté cet appel d’offres.

De nombreux observateurs insistent sur le fait que l’importance de la "masse" n’a pas été prise en compte, regrettant les sacrifices faits sur les hommes et les matériels et fustigeant une armée "échantillonnaire". "Il ne s'agit pas de rattraper le retard. Je pense qu'on serait en retard si on rattrapait le retard. C'est plutôt faire un saut de génération technologique, d'assumer notre retard pour aller prendre le rendez-vous qui suit pour 2030-2035", déclarait Sébastien Lecornu au sujet du retard français en matière de drone. Le ministère des armées semble appliquer une logique similaire aux trois armées françaises. En calquant son modèle sur le conflit russo-ukrainien, la France risquerait de rater "le rendez-vous qui suit". L’avenir se jouera en Indo Pacifique et non pas à l’Est de l’Europe. Il n’est donc pas si surprenant que ce soit l’armée de Terre qui souffre le plus de cette nouvelle LPM.

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