Rébellion de Wagner : l’avis des experts
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Dans la soirée du 23 juin 2023, Evgueni Prigojine, le patron du groupe Wagner, accuse les autorités militaires russes d’avoir bombardé l’un de ses camps, faisant de nombreux morts parmi ses hommes. Cet évènement, qui fait suite à une montée des tensions entre Prigojine et le haut commandement militaire russe, aurait mis le feu aux poudres et déclenché la mutinerie de mercenaires avides de vengeance. Outre les tirs fratricides, c’est la tentative de l’État russe de prendre le contrôle de Wagner, qui pourrait avoir déclenché la colère de son dirigeant. Plus qu’une simple vengeance, il semble que le monde vient d’assister à une tentative de coup d’État préméditée de longue date. Evgueni Prigojine en était-il le meneur ? Où est-ce plutôt l’œuvre d’un petit clan, au cœur du Kremlin, qui souhaite se débarrasser d’Evgueni Prigojine et par la même occasion, des deux hommes à la tête de l’armée russe ?
Le déroulé des faits
Vendredi 23 juin 2023, à 20h42, un bombardement fratricide déclenche la rébellion du chef de la milice Wagner et de ses troupes. Dans une vidéo publiée sur Telegram, puis largement reprise sur Twitter, on peut voir un camp de Wagner dévasté et de nombreux cadavres, jonchant le sol de la forêt, à l’arrière du front ukrainien. Selon Evgueni Prigojine, c’est l’œuvre de l’armée russe, l’homme d’affaires promet alors de se venger : “Que personne ne se mette en travers de notre route, […] nous restaurerons la justice pour les troupes et la justice pour toute la Russie”. Evgueni Prigojine ne nomme pas explicitement Vladimir Poutine, c’est Valeri Guerassimov, chef d’État-major et Sergueï Choïgou, ministre de la Défense Russe, que le patron de Wagner tient pour responsable. Peu ou prou depuis le début de l’invasion de l’Ukraine, Prigojine accuse les deux hommes d’avoir commis de grave erreur stratégique ayant coûté la vie de nombreux soldats de Wagner et de l’armée russe.
Seulement quelques heures plus tard, alors que Moscou voit ses bâtiments officiels se barricader, les troupes de Prigojine marchent vers la Russie. À 7h00, la ville de Rostov tombe et les mercenaires de Wagner prennent le contrôle du centre des opérations de l’armée russe dédié à la guerre en Ukraine.
À 9h, le samedi 24 juin, Vladimir Poutine dénonce une "trahison" contre le peuple russe et promet une punition "implacable" contre les auteurs de la mutinerie. “Les complots, les querelles, et la politique menée dans le dos de l’armée et du peuple ont provoqué le plus grand choc, la destruction de l’armée, l’effondrement de l’État, la perte de vaste territoire. C’est ainsi que la tragédie de la guerre civile à vu le jour. Nous ne laisserons pas cela se reproduire”, ajoute le chef du Kremlin, faisant référence à la guerre civile russe de 1917. Pendant que les troupes d’Evgueni Prigojine continuent leur avancée, le siège du groupe Wagner est perquisitionné par la police.
À la demande du Kremlin, le président biélorusse Alexandre Loukachenko va ensuite jouer les médiateurs et des négociations débutent entre les deux chefs de guerre. En fin de journée, les mercenaires, sur ordre de leur chef, stoppent finalement leur marche vers Moscou. Vladimir Poutine annonce qu’aucune poursuite judiciaire ne sera engagée et autorise Evgueni Prigojine à s’exiler en Biélorussie.
Une tentative de coup d’État
"Il s'agissait bien d'une tentative de coup d'État", affirmait ce lundi 26 juin sur France Inter Ksenia Bolchakova, journaliste d'investigation russe et Prix Albert Londres 2022 pour son documentaire sur la milice Wagner.
Les faux amis de Prigojine
"Nous avons aujourd'hui des éléments qui prouvent la préméditation de cette action, affirme Ksenia Bolchakova. ”Nous savons qu'Evgueni Prigojine essayait de faire des stocks d'armement depuis quelques mois." Pour la journaliste, le point de rupture et la prise de décision d'organiser une rébellion s'est faite "au moment où le ministère de la Défense décide de faire passer cette loi qui place sous tutelle toutes les compagnies militaires privées, y compris Wagner". Pour Evgueni Prigojine, il était inconcevable de se retrouver sous la tutelle de Sergueï Choïgou et Valéri Guerassimov. Selon la journaliste, l’homme d’affaires espérait obtenir le soutient de Vladimir Poutine, ce qu’il n’a pas eu.
Dans les colonnes du journal Le Monde, Julien Vercueil, professeur à l’Inalco et spécialiste de la Russie, estime que l’échec de Prigojine est “avant tout politique”. Le chef de guerre n’a pas ressemblé les soutiens nécessaires à ce coup d’État. En effet, impossible de renverser seul le Kremlin. Il aurait donc fallu à Prigojine de nombreux soutiens, voyant dans cet avantage militaire une opportunité politique à saisir. “Parvenu à 200 kilomètres de Moscou, il a dû reconnaître qu’il n’était pas possible d’aller plus loin sans risquer un désastre définitif”, estime Julien Vercueil.
Ksenia Bolchakova abonde en ce sens également. "Nous savons qu'il y avait dans l'entourage de Poutine un certain nombre de traîtres, prêts à changer de bord et qui auraient encouragé Prigojine à passer à l'action". Cependant, au moment décisif, ces soutiens auraient changé d’avis et abandonné Prigojine.
Un plan “cousu de fil blanc”
Le diplomate Michel Duclos, ambassadeur de France en Syrie et en Suisse, après un passage au ministère de l’Intérieur et un autre au ministère des Affaires étrangères, en tant que directeur adjoint du Centre d’Analyse et de Prévision, va encore plus loin. Selon lui, si la colonne de Wagner a rencontré si peu de résistance, c’est parce que Prigojine a fait office de “marionnette” dans un plan “cousu de fil blanc”. Ce gigantesque coup de bluff serait l’œuvre de quelques hommes de pouvoir à la tête du Kremlin, aidé par les tout-puissants cadres du FSB. Ce clan des “siloviki” voulait la tête de Prigojine ainsi que celle de Choïgou et Guerassimov, trop enclin à suivre les avis (souvent contestés) du président Poutine. “Si le scénario d’un changement d’équipe devait se révéler le bon, on se trouverait en présence d’une série de question fondamentales : n’a-t-on pas assisté au déploiement d’une "construction", comme disent les Russes, une opération conçue de bout en bout par un stratège et faisant une large place au bluff ? ”, estime Michel Duclos.
Quelles sont les conséquences à cela ?
Pour la guerre en Ukraine
Sur la ligne de front immédiate, de nombreux obstacles auxquels sont confrontées les forces ukrainiennes telles que les mines terrestres, les fortifications et les troupes russes qui les défendront resteront probablement inchangés. D'autant plus que depuis la prise de Bakhmout fin mai 2023, les hommes de Prigojine ne sont plus en première ligne. Cependant, la perturbation récente du réseau de commandement et de logistique de l’armée russe pourrait accroître la possibilité d'une percée ukrainienne sur le champ de bataille.
Selon John Barranco, ancien Marines et membre du Centre Scowcroft pour la stratégie et la sécurité au sein du think tank Atlantic Council, “la meilleure chance pour l'Ukraine de réussir une contre-offensive est d'attaquer profondément dans la zone arrière russe et de forcer les Russes à se replier pour éviter d'être enveloppé et coupé de leurs lignes d'alimentation”. Quelles que soient les véritables motivations de Prigojine, ou le résultat de sa révolte, certaines choses restent claires. Il y a fort à parier pour que ce récent évènement ait provoqué beaucoup de confusion à l’intérieur des lignes russes. “Une fois qu'une armée perd confiance en ses dirigeants, le moral s'effondre et la volonté de combattre avec” affirme John Barranco.
Pour Vladimir Poutine et la Russie
De nombreux experts s’accordent à dire que Vladimir Poutine ne peut que sortir fragiliser de cet épisode de révolte interne. La colonne Wagner n’a rencontré que très peu de résistance lors de son avancée vers Moscou. Un régiment de l’armée régulière a même fait allégeance à Wagner. “Ce fait déshabille à lui seul la verticale du pouvoir, censée donner à Vladimir Poutine une capacité de réaction immédiate en tout point du territoire de la Fédération de Russie, mais qui, lorsqu’elle est testée, n’a aucune effectivité”, affirme Julien Vercueil. "Il n'y a que des perdants", estimait aussi Sylvie Bermann, dimanche 25 juin sur France Info. Pour l’ancienne ambassadrice de France en Russie entre 2017 et 2019, non seulement "Evguéni Prigojine sort perdant" de cette rébellion avortée, mais la Russie aussi, offrant "l'image d'un pays qui ne va pas bien". Et si, justement, il ne s’agissait que d’une image ?
Le pouvoir de Poutine réside dans sa capacité à arbitrer entre deux clans se faisant face au sein du Kremlin. Les siloviki, la force brut issu du KGB (tout comme Vladimir Poutine) et les siviliki issue de l’intelligentsia libérale. À l’intérieur des siloviki, il y a la frange favorable au haut commandement militaire et celle qui est du côté de Wagner. Ayant trop tardé à arbitrer entre ces deux camps, la seule option de Poutine et de son premier cercle pour sortir par le haut de ces dissensions internes était peut-être d’organiser un faux coup d’État permettant de faire le ménage, tout en prenant le contrôle de Wagner.
Il semble beaucoup trop tôt pour affirmer avec certitude quel camp sortira vainqueur de cet épisode. Seul le temps permettra d’y voir plus clair.