Les officiers en manque de "sens"
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Face à la crise de vocation qui s'étend dans les rangs des officiers des armées françaises, le Haut Comité d’évaluation de la condition militaire tire la sonnette d'alarme. Entre un "mal-être" croissant, un manque de reconnaissance, des moyens jugés insuffisants et une culture du travail en pleine mutation, l'institution militaire se trouve à un carrefour critique.
Les armées françaises comptent près de 41 000 officiers (chiffres de 2021). Cela ne représente que 13 % des militaires français. “S’ils ne constituent pas l’ossature des forces armées qui, en France, reposent sur les sous-officiers, ils en constituent la tête” écrit le Haut Comité d’évaluation de la condition militaire (HCECM) dans un rapport dédié à la crise de vocation touchant le sommet de l’institution. Le document de plus de 200 pages décrit également une “érosion lente mais constante” dû à un “mal-être” chez ceux qui sont chargés de commander, d’assumer “la responsabilité d’ordres pouvant conduire […] à frapper l’ennemi et le tuer et, par là même, à exposer des camarades ainsi qu’eux-mêmes à la mort ou à la blessure”.
Les membres de ce comité indépendant, sélectionnés par le président de la République, développent tout au long du document les causes du problème et les recommandations à mettre en place pour remédier à ce qui pourrait “fragiliser le modèle de ressources humaines”. L’armée de Terre est la plus touchée. Si rien n’est fait, le HCECM anticipe 30 % de départ d’ici 10 à 15 ans.
Tous les grades ne sont pas affectés de la même façon. Chez les capitaines, les départs ont augmenté de près de 44% entre 2017 et 2022. Du côté des commandants, l’augmentation atteint 62%. Les colonels sont aussi de plus en plus enclins à quitter l’institution. “Globalement, dans les armées, en 2022, hors officiers généraux, 54 % des officiers de carrière ont quitté le service actif avant 55 ans, 29 % avant 50 ans, 16 % avant 45 ans et 11 % avant 40 ans”, précise le rapport. Évidemment les causes sont diverses, mais le HCECM souligne que les départs sont fortement liés aux droits à pension. “Près de 69 % des officiers de carrière qui ont quitté l’institution avaient au moins 29,5 ans de services”, ouvrant le droit à une pension à liquidation immédiate sans décote.
Le manque de reconnaissance
Le manque de reconnaissance est cité comme l’une des causes principales lors des nombreuses auditions qu’ont menées les membres du HCECM. Comme les civils, les militaires sont touchés par l’inflation galopante. Si les soldes ont été revalorisés au bas de la hiérarchie (notamment pour lutter contre les problèmes de fidélisation et de recrutement), cela a été beaucoup moins le cas pour les officiers. Ils sont donc de plus en plus nombreux à céder aux avances du privé. “Ils ont reçu une formation de décideurs qui ne se limite pas aux métiers des armes. Ils ont fait leurs preuves dans le cadre d’opérations difficiles et risquées. Les responsables politiques envisagent souvent de faire appel à eux dès qu’une situation de crise se présente, comme ce fut le cas pendant la crise sanitaire récente, en raison des compétences et qualités particulières qui sont les leurs. Les entreprises privées sont de plus en plus conscientes de l’intérêt de les recruter”, explique le rapport.
Pour remédier à cela, le HCECM conseille de ne pas user uniquement du levier financier mais également d’améliorer les liens entre les administrations publiques et les armées afin de facilité le transfert des officiers. “Alors que des écoles de commerce et des écoles civiles d’ingénieurs ont noué des partenariats avec des écoles d’officiers, l’ENA devenue INSP n’avait, jusqu’à la rentrée 2023, pas durablement institué de partenariats équivalents pour ouvrir ses élèves aux questions de défense et les mettre en contact avec des officiers”, illustre le rapport.
Les formes de reconnaissance identifiée sont variées. En cas de mutation, les militaires pourraient aussi bénéficier d’une priorité concernant l’accès de leurs enfants aux établissements scolaires ou aux services sociaux, en particulier ceux en lien avec la petite enfance.
Des moyens trop limités
Le comité constate que les déficiences du soutien, les problèmes persistants de disponibilité des matériels hors OPEX et les effectifs insuffisants ainsi que les difficultés d’entraînement provoquent la lassitude des officiers et érodent leur motivation. Les officiers peuvent donc avoir le sentiment de ne pas avoir les moyens suffisants pour se former eux-mêmes ou pour entraîner les femmes et les hommes qu’ils commandent ce qui peut poser lourd sur les capacités opérationnelles. “Le phénomène n’est pas récent”, indique le rapport. Cependant, il gagne aujourd’hui les sous-officiers que “l’épaulette” n’intéresse plus, rendant le problème encore plus préoccupant.
À cela s’ajoute la lourdeur administrative, un sujet qui a été “systématiquement évoqué” durant les déplacements du comité. Le rapport en donne un aperçu : “on se bat pour avoir une imprimante, du papier, la délivrance de la carte SNCF, des tenues à la taille de l’élève…”; “le plus dur c’est de garder la motivation auprès de nos élèves qui nous voient batailler avec des sujets de soutien comme par exemple s’occuper de l’achat de produits d’entretien que l’on vous refuse” ; “les problèmes d’habillement se traitent au niveau des officiers généraux, tout remonte en administration centrale”.
Des OPEX de moins en moins nombreuses
Autre sujet au cœur du désamour entre les officiers et leurs armées : la baisse des opérations extérieures (OPEX). Les putschs qui se succèdent au Sahel ont mis à mal les opérations françaises dans la région. Au Burkina, Paris a dû mettre un terme à la force spéciale Sabre. Au Mali, c’est l’opération Barkhane qui a pris fin après 10 années d’existence. Au Niger également, alors que la France a dans un premier temps refusé de retirer ses hommes, un processus de retrait des troupes est maintenant engagé. “La baisse des activités opérationnelles en Afrique pouvait laisser croire à un rééquilibrage de l’activité des forces en faveur de l’entraînement, mais ce n’est pas le cas”, regrette le HCECM. A contrario, les opérations mal considérées par les militaires, Sentinelle et la mobilisation pour les Jeux olympiques de 2024, continuent de beaucoup "mobiliser", souligne le HCECM.
La culture du travail bouleversée
Depuis une génération, une transformation radicale de la culture du travail est à l’œuvre, provoquant une “révolution invisible” du marché de l’emploi. Les principales manifestations en sont un rééquilibrage de ce marché au profit des salariés, la recherche d’un plus grand équilibre entre vie privée et vie professionnelle par les salariés, prêts et prompts à changer d’emploi. Ces comportements laissent de moins en moins de place à la fidélité à l’employeur et instaurent une forte concurrence entre employeurs pour recruter et fidéliser les compétences rares. Il serait illusoire de penser que les armées ne sont pas touchées par ce phénomène, au même titre que le reste de la société. Une fois ces changements pris en compte, l’on comprend pourquoi tous les désagréments de la vie d’un officier pèsent de plus en plus lourd dans la balance.