Les munitions, le talon d’Achille de la France ?

Les munitions, le talon d’Achille de la France ?

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Les munitions sont-elles le talon d'Achille de France ? C’est en tout cas le constat établi par la mission d’information de la commission défense de l’assemblée nationale sur la préparation à la haute intensité. « Je distingue deux grandes lacunes » dit le député Jean-Louis Thiériot, vice-président de la commission défense. « La première, qui touche toutes nos armées, est le manque de stocks de munitions, qu’elles soient simples ou complexes. La seconde est relative au manque de moyens pour l’entraînement ». S’agissant de l’armée de Terre, ce rapport qui s’appuie sur de nombreuses auditions, précise par ailleurs que la préparation opérationnelle « atteint péniblement 64% » des objectifs établis dans la Loi de programmation militaire. Un problème dont la cause principale se trouve être le manque de munitions lui-même. Cela étant dit, les stocks ne représentent qu’une partie du problème et la question de l’approvisionnement attire également l’attention du ministère. Depuis de nombreuses années, les capacités françaises dans le domaine munitionnaire ont fait office de variable d’ajustement au sein d’un budget militaire longtemps pressurisé. À l’heure où la haute intensité fait son grand retour dans les discours, les munitions ne peuvent plus être la bride qui retient les armées françaises.

La matière première de la guerre

On peut distinguer deux grands types de munitions. Celles que l’on peut qualifier de « complexes », tels que les missiles ou les torpilles, qui font appel à des dispositifs de tirs tout aussi compliqué. Les conteneurs de tir verticaux sur les bâtiments de surface par exemple. Ce type d’armement doit faire l’objet d’un suivi minutieux et onéreux et nécessite souvent une rénovation à mi-vie. Les munitions classiques comme les obus, cartouches ou grenade, sont quant à elle stocké en plus grande quantité. À la différence des premières, elles ne sont considérées qu’en lot et ne nécessitent pas de maintenance particulière.

Qu’il s’agisse de la simple balle de 5,56 mm ou du missile le plus sophistiqué, la gestion du stock de munitions français, évalué aujourd’hui à 8 milliards d’euros, incombe au Service interarmées des munitions (SIMu). Créé en 2011 suite à la fusion des moyens des trois armées, ce service rassemble 1350 personnes réparties entre la direction versaillaise et les 24 dépôts présents dans l’hexagone, en outre-mer et à l’étranger. Le plus gros d’entre eux, situé à 200 km de Paris, abrite des dizaines de milliers de tonnes de munitions dans 241 “igloos”. Ces bâtiments à la forme caractéristique sont particulièrement résistants aux explosions.

Le SIMu, dirigé par le Général de brigade Éric Laval, a pour mission de « mettre à disposition des forces, en tous lieux et en tout temps, des munitions conventionnelles en quantité et en qualité ». Cela passe donc par le stockage, la maintenance, le ravitaillement ou, lorsque les critères de qualités ne sont plus garantis, l’élimination des munitions.

De tout temps, les munitions ont joué un rôle stratégique majeur et l’on comprend facilement pourquoi elles constituent le nerf de la guerre. La filière française permet d’assurer une certaine souveraineté stratégique. Les sous-marins et les bâtiments de la Marine Nationale sont équipés de torpilles produites par l’industriel français Naval Group. Les obus utilisés par l’armée de Terre sont fabriqués dans le Cher par Nexter Arrowtech. Les roquettes de chez Thalès et les bombes du groupe MBDA arment les Rafale et les Mirage 2000. Cependant, cette filière munitionnaire française comporte également plusieurs failles.

Source : La filière munitions française face à la haute intensité, Raphaël Briant, Ifri

Les faiblesses françaises

Ce savoir-faire français s’est exprimé au travers de munitions de plus en plus complexes qui permettent à la France de conserver l’ascendant technologique sur ses adversaires. Cependant, cette complexité a également mené à une inflation du coût des munitions que les budgets alloués aux armées n’ont pas du tout suivi. « Depuis 2003, les cibles programmatiques ont fléchi de 40 %, alerte Raphaël Briant, ancien pilote de chasse, aujourd’hui chercheur à l’Institut français des relations internationales (IFRI), alors que la menace n’a cessé d’augmenter avec le retour en force de la compétition interétatique, en particulier depuis l’annexion de la Crimée en 2014 ». Le remplacement du missile antichar Milan est révélateur de cette tendance. Son successeur, le missile moyenne portée (MMP) offre des performances bien supérieures mais son coût unitaire a explosé. Un missile MMP vaut 193 000 euros, son prédécesseur en valait 7000. Cette quête de performance a donc eu de graves répercussions sur les stocks de munitions français.

Un niveau de stock inquiétant

En mars 2011, sur ordre du président de la République Nicolas Sarkozy, la France lance l’opération Harmattan afin de venir à bout du colonel Kadhafi. Les armées françaises se trouvaient alors en première ligne face à une puissance étatique, une situation inédite depuis la guerre du golfe. Cette campagne libyenne a permis de mettre au jour les faiblesses françaises en matière de munitions. « L’opération a mis sous tension les chaînes logistiques des forces armées. La France a fait appel au cours du conflit à la solidarité interalliée. Les Américains ont abondé en munitions les armées européennes engagées. On s’est aperçu à la suite de cet engagement qu’on devait renforcer notre autonomie », explique Raphaël Briant.

En cas de conflit majeur, le stock de munition ne permettrait pas de tenir plus de « deux semaines ». Cette affirmation du président de la commission sénatoriale des Affaires étrangères et de la Défense, le sénateur Christian Cambon, a fait grand bruit. « Je réfute les annonces alarmistes […] sur les capacités de défense de la France en cas d'attaque » avait alors clamé le ministre de Défense. Avant d’ajouter que « la question ne se pose pas en ces termes ». En effet, il est difficile d’estimer le nombre de jour avant que les armées françaises soient à cours de munition. Cela dépend de l’intensité des combats qui varie entre les phases offensives et les phases de pause opérationnelle. Il n’en reste pas moins que les premiers jours d’un conflit sont fatidiques. Il faut affronter « l’intensité des combats et asseoir son ascendant opérationnel sur l’adversaire » souligne Raphaël Briant. C’est dans ces moments-là que la consommation de munitions dites « complexes », est la plus fulgurante. Tout l’enjeu est donc de disposer de suffisamment de torpilles, de missiles de croisière, de missiles air-air et sol-air. Or, il s’agit là des munitions les plus coûteuses.

Source : La filière munitions française face à la haute intensité, Raphaël Briant, Ifri

Ces réserves de munitions font l’objet de nombreuses inquiétudes. « Nous arriverions assez rapidement à bout de chargeurs » affirmait le 20 juillet à l'Assemblée nationale le major général de l'armée de l'air, Frédéric Parisot, au sujet des missiles MICA et Meteor. Le contre-amiral Emmanuel Slaars, indiquait quant à lui, que des munitions en nombre suffisant permettraient de s’entraîner dans de bonnes conditions, de vérifier que les systèmes fonctionnent de façon nominale, « un enjeu pour la confiance des équipages ». Le stock de munition des armées françaises est actuellement évalué à 8 milliards d’euros. Selon diverses sources, ce chiffre doit être plus que doublé d’ici à 2030 pour atteindre les objectifs opérationnels fixés. L’armement air-sol, privilégié dans le cadre des guerres asymétriques de ces dernières années, est mieux loti, tandis que d’autres stocks s’apparentent à des échantillons. La faute, selon l’ancienne ministre Florence Parly, aux 25 dernières années durant lesquelles les munitions « ont fait office de variable d’ajustement ». Cette situation menant à des choix cornéliens pour conserver un modèle d’armée complet.

Des approvisionnements fragiles

Il serait dangereux de ne prêter attention qu’au niveau des stocks. En cas de conflit, absorber le choc des premières semaines ne suffit pas, il faut pouvoir tenir dans la durée. C’est pour cela qu’une attention toute particulière doit être apportée à l’approvisionnement. Comme le démontre le conflit ukrainien, il s’agit de la première chose à laquelle s’attaque l’ennemi. Avec les sanctions, les pays occidentaux cherchent à mettre à l’arrêt l’industrie de défense russe. Cette stratégie commence à porter ses fruits, en témoigne l’achat massif de drones iraniens ou l’approvisionnement en roquettes et obus nord-coréens.

En France, c’est du côté du petit calibre que la dépendance envers les livraisons étrangères est totale. La fermeture de l’usine de Giat Industries (devenu Nexter) au Mans, a signé la mort de la filière française. Le pays a pourtant longtemps fait partie des principaux acteurs dans ce domaine. Le lecteur averti se souviendra sûrement de Manhurin, leader mondial dans les machines de production de munitions de petits et moyens calibres. L’entreprise a été rachetée en 2018 par un groupe des Émirats arabes unis, EDIC. Le secteur du petit calibre n'était alors pas vu comme prioritaire pour la défense française. En 2016, sous la houlette de Jean Yves Le Drian, le ministère tenta tout de même de rebâtir une production française de poudre : l’élément clef d’une munition. En effet, un étui ou une ogive, même sophistiquée, n’auront jamais plus de valeur que la poudre dont les propriétés sont capitales. Celle-ci se doit d’être fiable, résistante aux conditions météorologiques et en adéquation constante avec les caractéristiques attendues. « La France n’est pas en capacité de produire de la poudre pour petit calibre pour elle-même… » avait regretté l’ancien ministre de l’intérieur. « C’est une question de souveraineté nationale. Nous devons agir rapidement » avait-il ajouté. Cependant, la Revue nationale stratégique de 2017 a mis fin au projet juste après la signature de l’accord. La production de munitions de petit calibre n’étant pas considérée comme « stratégique au regard du droit européen », car il serait compliqué de justifier une non-mise en concurrence au niveau communautaire, et qu’il s’agissait là d’un secteur qui n’était pas destiné à rester souverain.

La guerre qui fait rage en Ukraine a, semble-t-il, amené le gouvernement à reconsidérer cette position. « Il est clair que les types de combats ayant lieu en Ukraine ne semblaient plus complètement d'actualité, et que, alors que nous avons privilégié le développement de moyens balistiques lourds, nous devons revenir à des stratégies de petites munitions » reconnaissait le ministre des armées lors d'une récente audition devant le Sénat. Actuellement, les munitions tirées par les soldats français proviennent d’Allemagne, des États-Unis, du Royaume-Uni ou encore du Brésil. Des pays avec lesquels la France entretien de très bonnes relations. Rappelons cependant qu’en géopolitique internationale il n’existe pas d’alliés, mais uniquement des intérêts. En cas d’urgence, alliances et partenariats ne tiennent plus. Heureusement, le marché du petit calibre est surcapacitaire : les capacités de productions mondiales sont supérieures à la demande. Cette affirmation serait-elle toujours vraie en cas de conflit majeur ? Le gouvernement planche en ce moment même sur la question. Outre le petit calibre, c’est toutes les chaînes de sous-traitances des industriels français qui sont en train d’être passé au crible. Des groupes de travail, rassemblant personnel de l’industrie et experts de la DGA, cherchent ainsi à identifier les vulnérabilités de la filière française. En effet, le diable se cache dans les détails. Où se fournissent les milliers de sous-traitants de la BITD française ? En France ? À l’étranger ? Comment aidé ceux qui ne seraient pas capables de tenir le rythme imposé par un éventuel conflit ? Autant de questions auxquelles il faut savoir répondre.

Les objectifs français en la matière

Certains points de tensions ont d’ores et déjà été identifiés. Un exemple parmi d’autres, qui permet de rester dans le thème crucial de la poudre propulsive. Les charges modulaires, qui envoient les obus de 155 mm à plus de 40 km des canons Caesar, sont l’œuvre de l’entreprise française Eurenco.

Source : Eurenco

Pour fabriquer ces blocs hermétiques, l’usine se procure de la poudre auprès d’un sous-traitant de rang deux. Ce sous-traitant est lui-même approvisionné par l’entreprise Nitrochemi, une joint-venture germano-suisse implantée au sud de Berne. Le risque principal ici, c’est l’effet de saturation. En cas de conflit, la demande explose et il y a de forte chance que Nitrochemi livre l’Allemagne en priorité. Eurenco ne peut donc plus produire de charges modulaires et les artilleurs français se retrouvent avec des obus qu’ils ne peuvent pas tirer. La DGA et les industriels étudient donc en ce moment la création d’une industrie de la poudre en France. L’entourage du ministre précise que celle-ci ne serait pas en mesure de couvrir l’entièreté des besoins français. Toujours est-il qu’il s’agit là d’un matériau très stratégique, à la base de tous les systèmes d'armes. Relocaliser une partie de son approvisionnement ne peut donc être que bénéfique. Il y a fort à parier que ce projet reprendrait les grandes lignes de celui porté il y a quelques années par Jean-Yves Le Drian. Il s’appuierait sur l'usine Nobel Sport de Pont-de-Buis, dans le Finistère, spécialisée dans les poudres pour la chasse et le tir sportif. Dans un autre registre, l’ancien délégué général pour l’armement, Joël Barre, affirmait, sans donner plus de détails, « qu’un certain nombre de filières de production de bombes et de corps de bombes » ont été sécurisées récemment.

Côté stock également, des engagements ont été pris par le gouvernement. La Loi de programmation militaire en cours leur consacre 7 milliards d’euros, 110 milliards d’euros y ont été ajoutés lors de l’actualisation de 2021. Le Projet loi de finance 2023 confirme lui aussi le regain d’importance des munitions. Celui-ci annonce 2 milliards d’euros de commandes. « À titre d’exemple, nous allons nous doter de 200 missiles moyenne portée antichar, de missiles pour le système Samp/T – déployés notamment en Roumanie –, de missiles de défense air-air Mica ou de bombes air-sol. Nous avons aussi programmé l’achat de 10 000 munitions de 155 millimètres pour les canons Caesar » a détaillé Sébastien Lecornu lors d’une audition à l’assemblée nationale le 5 octobre dernier. Par ailleurs, le SIMu a annoncé cet été l’attribution d’un marché à 600 millions d’euros portant sur « l'acquisition de munitions actives et inertes, et d'équipements techniques associés ». Les auteurs de la mission d'information sur la haute intensité considèrent que « pour tenir l'ensemble des contrats opérationnels des trois armées en 2030, le besoin financier complémentaire est évalué à 3,5 milliards d'euros auxquels il faut ajouter 350 millions d'euros par an pour l'entretien de ces stocks ». Selon les députés de la commission défense de l’assemblée nationale il semble donc encore y avoir encore du travail. À en croire la nouvelle Revue nationale stratégique, présentée par Emmanuel Macron le 9 novembre dernier, les efforts devraient se poursuivre selon le même schéma que celui déjà entamé : « la constitution de stocks stratégiques (matériels complets mais aussi matières premières et composants critiques), la relocalisation des chaînes de production les plus sensibles, et la diversification des approvisionnements ».