Des lampes à led aux technologies spatiales et militaires les plus avancées, le gallium et le germanium sont ce qu’on appelle des matériaux critiques. Leurs chaînes d’approvisionnements sont scrutées à la loupe et un usage coercitif de leur exportation peut avoir des répercussions extrêmement graves. C’est justement ce que vient de décider la Chine, en réponse à la guerre commerciale que lui mènent les États-Unis.
Dans une note stratégique, John Seaman, chercheur associé à l’Institut Français de Relations Internationales, analyse la récente décision chinoise de restreindre ses exportations de gallium et de germanium. Ces métaux, bien que méconnus du grand public, sont les piliers de nombreuses innovations, des véhicules électriques aux réseaux 5G, en passant par les énergies renouvelables et les applications militaires. Avec cette annonce, Pékin semble envoyer un message clair à Washington, neuf mois seulement après que les États-Unis ont renforcé leurs propres contrôles à l'exportation dans le domaine des semi-conducteurs.
Mais au-delà de cette apparente riposte, la décision chinoise soulève des questions plus profondes sur la nature changeante de l'interdépendance économique mondiale. En effet, en cherchant à utiliser ses ressources comme levier stratégique, la Chine risque-t-elle de s'aliéner ses partenaires commerciaux et d'affaiblir sa propre position dominante ? Et dans une économie mondialisée où les chaînes d'approvisionnement sont inextricablement liées, quelles pourraient être les répercussions pour les industries à travers le monde ? Alors que la guerre commerciale s’aggrave entre Washington et Pékin, les répercussions pourraient bien dépasser leurs frontières, touchant l'économie mondiale dans son ensemble.
Les deux superpuissances jouent un jeu dangereux
Face à une pression croissante de la part des États-Unis, la Chine a choisi de restreindre l'exportation de deux métaux essentiels : le gallium et le germanium. Cette annonce datant du 3 juillet 2023 “est un coup de semonce pour Washington et une invitation à réfléchir à l'effet de spirale qu'entraînerait une limitation accrue des échanges dans les domaines de la haute technologie”, écrit John Seaman.
Les États-Unis, en imposant des restrictions sévères sur l'exportation de semi-conducteurs avancés et des outils associés, ont clairement indiqué leur intention de freiner l'ascension technologique de la Chine. La réponse de Pékin, bien qu'attendue, a surpris par sa portée. En utilisant sa position dominante dans la fourniture de ces deux matériaux critiques, la Chine semble vouloir montrer sa capacité à riposter. Mais cette décision est loin d'être un simple acte de représailles. Elle met en lumière la complexité des interdépendances économiques à l'ère de la mondialisation.
L'utilisation stratégique des ressources est un grand classique de la compétition entre grande puissance mais reste tout de même un jeu très délicat. D'une part, en restreignant l'accès à ces métaux, la Chine pourrait inciter d'autres pays à chercher des alternatives, diversifiant ainsi leurs sources d'approvisionnement et réduisant leur dépendance. D'autre part, la Chine elle-même pourrait subir des conséquences imprévues. Dans une économie mondiale où tout est interconnecté, les répercussions d'une telle décision peuvent être vastes et toucher des secteurs inattendus.
L’avantage stratégique chinois
La Chine, en tant que fournisseur majeur de ces deux matériaux, détient une influence considérable sur les chaînes d'approvisionnement internationales. Pékin fournit plus de 95% du gallium brut mondial et 60% du germanium raffiné. Cependant, cette domination n'est pas le fruit d'une concentration géologique naturelle, mais plutôt d'une combinaison de dynamiques de marché et d'initiatives politiques.
Historiquement, plusieurs pays ont joué un rôle clé dans la production de ces métaux. L'Allemagne, par exemple, a produit du gallium brut jusqu'en 2016, et la Hongrie jusqu'en 2013. De plus, jusqu'en 2018, le gallium extrait pouvait être expédié au Royaume-Uni pour une purification de haute qualité. Ces processus, bien que suspendus, pourraient être relancés. L’Allemand Aluminium Oxid Stade a exprimé en 2021 son intention de relancer la production de gallium. De son côté, la France investit dans les outils nécessaires à la production de nitrure de gallium (GaN), un composant chimique essentiel. La stratégie industrielle pour l’horizon 2030 de Paris prévoit un budget de 2 milliards d’euros pour les matériaux critiques.
En ce qui concerne le germanium, la Chine est certes le principal producteur mondial, mais les données sont biaisées car les États-Unis, qui disposent d'importantes activités d'extraction de germanium, ne divulguent pas leurs chiffres de production. Par ailleurs, le Canada s'est révélé être un important transformateur de germanium, et la Finlande a également eu des opérations significatives jusqu'en 2015. Le recyclage joue également un rôle crucial, représentant environ 30% de l'offre mondiale. Umicore en Belgique, par exemple, est un fournisseur majeur grâce au recyclage des déchets électroniques.
Cependant, se défaire de la dépendance à l’égard de la Chine est un défi de taille. Les experts estiment qu'il pourrait falloir jusqu'à 5 ou 10 ans, seulement pour relancer la production au sein de l'UE. Ces efforts nécessiteront une vision globale, axée non seulement sur la production de quelques métaux, mais aussi sur le renforcement des compétences industrielles dans des secteurs clés tels que l'aluminium et le zinc.
L’Occident n’est pas désarmé pour autant
Malgré sa position dominante, Pékin se trouve dans une situation délicate en ce qui concerne les technologies en aval, c’est-à-dire celles qui intègrent du gallium et/ou du germanium. Un exemple frappant est celui des semi-conducteurs de puissance, des composants essentiels dans de très nombreux produits tels que les panneaux solaires ou les voitures électriques.
Le gallium, lorsqu'il est combiné à d'autres éléments comme l'arsenic ou l'azote, devient un additif clé permettant une meilleure efficacité énergétique, une gestion optimale de la chaleur et une réduction de la taille des produits. Cependant, bien que la Chine domine la fourniture mondiale de gallium, elle ne parvient pas à produire compétitivement des semi-conducteurs de puissance. En effet, ce marché, évalué à 41 milliards de dollars, est largement dominé par quelques entreprises américaines et européennes, avec une part de marché combinée d'environ 70%.
Ces semi-conducteurs ne sont pas concernés par les restrictions d'exportation imposées par les États-Unis en octobre 2022, qui visaient principalement les puces électroniques destinées aux supercalculateurs et à l'intelligence artificielle. Cela signifie que les entreprises chinoises peuvent toujours les acquérir et même s'associer à des entreprises étrangères pour développer leur propre capacité de production.
L'interdépendance complexe entre la Chine et le reste du monde la rend particulièrement vulnérable aux perturbations de la chaîne d'approvisionnement, notamment celles qu'elle pourrait elle-même provoquer. Par exemple, les constructeurs automobiles chinois sont sur le point de réaliser une percée majeure sur le marché mondial des véhicules électriques. Toutefois, une perturbation majeure de la chaîne d'approvisionnement à ce stade crucial pourrait entraver leur production et éroder la confiance des consommateurs envers les marques chinoises.
En fin de compte, bien que la Chine puisse envisager d'utiliser sa position dominante dans la fourniture de métaux stratégiques comme levier géopolitique, elle doit également tenir compte des répercussions potentielles sur ses propres industries et ambitions technologiques. Il est donc probable que toute mesure prise par la Chine dans ce domaine soit soigneusement calibrée pour éviter de nuire à ses propres intérêts à long terme.
Allons-nous vers la militarisation des matériaux critiques ?
Plus que l'impact des mesures elles-mêmes, cette annonce vise probablement à montrer que Pékin est prêt à jouer le jeu de l'escalade et à utiliser à son tour ses propres avantages asymétriques, à commencer par les matières premières critiques. Malgré tous les enjeux décrits, le gallium et le germanium ne représentent qu’un faible avantage pour la Chine, dans la chaîne d'approvisionnement des semi-conducteurs. Pékin dispose d'autres atouts majeurs en cas d'escalade.
Il serait naïf de conclure que l'annonce de la Chine est contre-productive et peut donc être ignorée. Au contraire, elle devrait être interprétée comme une invitation adressée aux États-Unis, à l'Europe et à d'autres, à clarifier les objectifs d'une stratégie de réduction des risques. Nous semblons désormais être à l'aube d'une escalade dangereuse des tensions avec la Chine. Une situation dans laquelle l’Europe pourrait se retrouver impuissante.