Intelligence économique : la France en queue de peloton
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Face à une compétition internationale effrénée, l'intelligence économique se révèle être un outil stratégique de premier ordre pour la défense des intérêts d'un pays. Pourtant, la commission des affaires économiques du Sénat pointe un déficit flagrant dans ce domaine. Presque 30 après le premier rapport dédié à cette question, “la quasi-intégralité des constats établis” sont toujours d’actualité. Les sénateurs appellent donc à “de véritables changements culturels et organisationnels afin de faire de l’intelligence économique une pratique commune et partagée à tous les niveaux”.
L'intelligence économique a pour objectif principal de se mettre en "état d'alerte" pour défendre les intérêts stratégiques d'un État, d'une entreprise, d'un territoire ou d'un établissement de recherche, et d'améliorer leur compétitivité. Madame Marie-Noëlle Lienemann et Monsieur Jean-Baptiste Lemoyne, de la commission des affaires économiques du Sénat, se sont penchés sur les performances françaises en la matière.
Leur constat est sans appel, la France a accumulé un retard significatif. "Alors que nous devons faire face à une guerre économique qui ne dit pas son nom, un changement culturel et organisationnel est nécessaire pour mieux protéger nos intérêts et notre compétitivité" constatent-ils. Comparée à des nations comme les États-Unis, qui ont été pionniers dans ce domaine dès les années 1950, ou le Japon, qui a mis en place des systèmes d'intelligence économique dès les années 1970, la France a été lente à l’intégrer à sa stratégie nationale. Les pratiques d'intelligence économique en France, allant rarement au-delà de la veille stratégique, ont été importées de l'étranger, sans être associées à une compréhension globale des enjeux et à une diffusion de la culture propre à ce sujet majeur.
Selon les sénateurs, il est donc urgent de définir une véritable stratégie française d'intelligence économique. La France souffre d'un réflexe de rétention d'information, considérée comme un enjeu de pouvoir, qui nuit à son efficacité. De plus, toutes les collectivités, et en particulier les régions, doivent être conscientes de l'importance de l'intelligence économique pour l'exercice de leurs missions. Aujourd'hui, seules 5 d’entres-elles intègrent volontairement une démarche d'intelligence économique au sein de leurs schémas pluriannuels. Il est donc nécessaire de soutenir la généralisation des bonnes pratiques en encourageant l'intégration d'un volet intelligence économique à tous les schémas régionaux de développement économique, d'innovation et d'internationalisation.
Un sursaut plus que nécessaire
Dans un monde de plus en plus globalisé et concurrentiel, l'intelligence économique est devenue un enjeu majeur pour les nations. La France, malgré ses atouts, a pris du retard dans ce domaine et doit impérativement passer à l'offensive pour regagner en souveraineté.
Un environnement fortement dégradé
Les auditions menées dans le cadre du rapport sénatorial ont rappelé la forte concurrence à laquelle se livrent les États membres au sein de l’Union européenne, ainsi que la forte rivalité sino-américaine dont les conséquences se font ressentir jusqu’en Europe. Celle-ci a engendré une guerre commerciale, avec l'imposition de tarifs douaniers sur des centaines de milliards de dollars de biens. Cette situation a perturbé les chaînes d'approvisionnement mondiales, créé de l'incertitude pour les entreprises et les investisseurs, et ralenti la croissance économique mondiale. En outre, cette rivalité a également conduit à un "découplage" technologique, avec les États-Unis cherchant à limiter l'accès de la Chine à la technologie américaine avancée, et la Chine cherchant à développer sa propre technologie pour réduire sa dépendance à l'égard des fournisseurs étrangers.
Des lacunes françaises
Plusieurs domaines clefs ont été soulignés par le Sénat. Tout d'abord, il y a un manque de sensibilisation et de formation. Les métiers de l'intelligence économique sont encore peu connus et la filière doit être soutenue dans son développement. “Renforcer et massifier la formation en intelligence économique est en effet indispensable”, écrivent les sénateurs. Les salariés devraient être davantage encouragés à y recourir. De plus, la formation initiale devrait être intégrée dans des formations plus généralistes comme celles dispensées par les écoles de commerce, d'ingénieur ou les formations universitaires en droit ou en sciences sociales.
Ensuite, il y a un manque de structuration des filières. Par exemple, en toxicologie, un domaine crucial pour les industries pharmaceutiques, cosmétiques, agrochimiques et chimiques. Cela freine le développement des compétences et la reconnaissance des métiers qui y sont associés. Cette situation a conduit à une inquiétude parmi les industriels sur un risque de perte de compétence dans ce domaine face à la réduction de l'expertise française et au retard par rapport à des pays comme la Suisse, le Royaume-Uni et les Pays-Bas.
Enfin, le rapport souligne également le manque de culture et de stratégie politique. Par manque d'anticipation, de vigilance, d'analyse des évolutions concurrentielles sur les marchés stratégiques pour l'industrie française ou encore par sous-estimation des avantages d'autres pays, l'économie française a pu pâtir, à de nombreuses reprises. Le rapport cite de très nombreux exemples, dont voici seulement les plus récents :
- Le rachat de l'entreprise française Arcelor par le groupe indien Mittal Steel en 2006 et les risques de perte de savoir-faire industriel.
- La vente des turbines d’Alstom équipant les sous-marins nucléaires à l’américain General Electric en 2015.
- La vente d’Alcatel-Lucent, fleuron des équipements de télécommunications et de la fabrication des câbles sous-marins par l’intermédiaire de sa filiale Alcatel Submarine Networks, au groupe finlandais Nokia en 2015-2016.
- La vente de Technip, leader en matière d’ingénierie pétrolière, au groupe texan FMC Technologies en 2017.
- Le projet de cession des Chantiers de l’Atlantique à l’italien Fincantieri, associé à un conglomérat public chinois souhaitant devenir le leader mondial sur le marché des paquebots, en 2020.
Par ailleurs, les puissances étrangères sont de plus en plus offensives. Selon le service pour l’information stratégique et la sécurité économique (SISSE) de la direction générale aux entreprises (DGE), 694 alertes de sécurité économique ont été enregistrées et traitées en 2022, ce qui représente une hausse de 45 % par rapport à 2021, et plus du double par rapport à 2020. Ces alertes sont principalement de deux types : un potentiel rachat par des acteurs économiques étrangers, caractéristique d’une menace capitalistique, et les tentatives de captation de propriété intellectuelle et d’informations stratégiques, caractéristiques des atteintes au patrimoine informationnel des entreprises.
En outre, plus de 58 % de ces investissements sont réalisés par des investisseurs finaux non européens – c’est-à-dire en dehors de l’UE ou de l’Espace économique européen – provenant principalement du Royaume-Uni, des États-Unis et du Canada. Au sein de l’UE et de l’EEE, plus de 40 % des investissements proviennent d’investisseurs situés en Allemagne, au Luxembourg, et en Irlande.
Pérenniser, diffuser, consolider…
L'axe 2 du rapport sénatorial met en lumière la nécessité de créer une structure interministérielle pérenne dédiée à l'intelligence économique. Les sénateurs soulignent que malgré plusieurs tentatives depuis 1995, la politique publique d'intelligence économique n'a pas réussi à se stabiliser ou à trouver une organisation durable. Les changements successifs de dénomination et de forme administrative illustrent les difficultés des gouvernements successifs à trouver un positionnement adéquat et pérenne au sein de l'appareil d'État.
Pour remédier à cette situation, les rapporteurs recommandent la création d'un Secrétariat général à l'intelligence économique (SGIE) dont la longévité serait garantie par son inscription dans la loi. Le SGIE serait doté de sa propre équipe pluridisciplinaire et serait dirigé par un Secrétaire général qui serait également Conseiller du Premier ministre sur les questions d'intelligence économique. Pour faciliter le travail de coordination interministérielle, le SGIE pourrait s'appuyer sur un réseau de correspondants ministériels à l'intelligence économique. Cette structure, inspirée du modèle du Secrétariat général aux affaires européennes (SGAE), aurait pour mission de piloter la stratégie nationale d'intelligence économique. Elle permettrait de garantir une meilleure coordination et une plus grande efficacité dans la mise en œuvre de cette stratégie, essentielle pour la compétitivité et la sécurité économique de la France.
L'axe 3 du rapport sénatorial met l'accent sur la nécessité de diffuser la culture et les pratiques de l'intelligence économique dans les territoires. Les rapporteurs soulignent que pour une meilleure diffusion de l'intelligence économique, la coopération entre l'État et les collectivités doit être renforcée. Ils recommandent d'associer systématiquement les conseils régionaux au sein des différents comités de pilotage et de suivi en matière d'intelligence économique et de développer les échanges d'information ainsi que des outils communs d'analyse.
En outre, les rapporteurs préconisent de remobiliser les préfectures au niveau de l'État déconcentré. De nombreux services déconcentrés de l'État contribuent à la déclinaison territoriale de la politique actuelle de sécurité économique, sous l'égide du préfet de région. La bonne circulation de l'information économique entre ces acteurs, grâce à la désignation de référents en intelligence économique, est donc essentielle.
Enfin les rapporteurs soulignent l'importance de soutenir la croissance d'une filière française de la conformité. Cela consiste pour les entreprises à déployer des procédures préventives lui permettant d’éviter de s’exposer à des risques liés au non-respect de la réglementation**.** Ils considèrent que l'écosystème français – cabinets de conseil, d’audit et d’avocats – doit être renforcé, notamment pour faire face aux risques engendrés par l’extraterritorialité du droit américain par exemple.
Une stratégie plus offensive
Les sénateurs mettent également en lumière une série de mesures devant permettre à la France d’être plus “offensive” en matière d’intelligence économique.
La stratégie de normalisation est un élément clé de cette approche. Le rapport recommande d'intégrer les dépenses liées à l'adaptation à la normalisation dans le Crédit d'Impôt Recherche (CIR) pour soutenir les PME et ETI qui souhaitent conquérir de nouveaux marchés. Cette mesure vise à compenser l'insuffisance de la stratégie d'influence normative française. Difficile d’acquérir une bonne place sur les marchés lorsque d’autres en contrôles les normes.
Le partage proactif de l'information est également mis en avant comme un gage de réussite. Les sénateurs soulignent l'importance d'un changement culturel dans les entreprises et les administrations pour une gestion plus performante de l'information économique. Ils préconisent une vision plus décloisonnée, plus horizontale, plus propice à la concertation, à la remise en question et à l'adaptation.
Pour favoriser ce changement culturel et la diffusion d'une culture de l'intelligence économique, les services de renseignement devront publier un rapport annuel national déclassifié cartographiant les menaces pesant sur la France, sur le modèle du rapport ATA aux États-Unis. Ce rapport inclurait des informations sur les menaces économiques, technologiques et scientifiques ainsi que sur l'impact des normes et des législations extraterritoriales.
Ces recommandations visent à renforcer la capacité de la France à anticiper, comprendre et agir face aux enjeux économiques et géopolitiques actuels. Elles soulignent l'importance d'une approche proactive et coordonnée de l'intelligence économique pour garantir la compétitivité et la souveraineté de la France.