Le « bain de sang » climatique

Le « bain de sang » climatique

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En 2009, le spécialiste du climat Jean-Marc Jancovici, estimait qu’une augmentation de cinq degrés de la température moyenne terrestre pourrait entraîner un véritable « bain de sang ». 13 ans plus tard, la quasi-totalité des armées du monde ont intégré le dérèglement climatique dans leur stratégie de défense. Sources de déstabilisation, les transformations du climat bouleversent les équilibres géopolitiques mondiaux et exacerbent les tensions. C’est un « multiplicateur de menaces » résumait le Pentagone en 2007. Cependant, de plus en plus de documents officiels et de rapport d’instituts de recherches font état de la « menace structurante » que représente également le changement climatique. Le manque de ressources, le risque de catastrophe naturel, ou la montée du niveau des océans, pour ne citer que ces trois facteurs, ont des conséquences aux niveaux tactiques, opératifs et stratégiques. Fin février 2022, les troupes russes marchent vers Kyiv en suivant l’ancien lit de la rivière Irpin, quand soudainement, l’eau monte. La zone reprend rapidement son visage d’il y a cinquante ans : un immense marécage boueux, qui se dresse maintenant entre la capitale ukrainienne et l’armée de Poutine. Cette fois, c’est à un stratège militaire (qui a eu l’idée de faire exploser un barrage en amont) que l’on doit cette inondation. Demain, ce genre d’imprévu stratégique pourrait être le fait du dérèglement climatique. Pour tenir compte des changements à venir, le ministère des armées et l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), créent en 2016 l’Observatoire Défense et Climat. Coordonnés par l’institut de recherche de Pascal Boniface, pour le compte de la Direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) du ministère des Armées, les travaux de l’Observatoire Défense et Climat ont abouti à la publication en avril 2022 de la stratégie climat & défense de la France.

Un « multiplicateur de menaces »

Le dérèglement climatique « provoque une hausse du niveau de conflictualité potentielle », affirme un rapport parlementaire publié en 2021. Luttes territoriales, manque d’eau et de nourriture, migration, montée des eaux… Autant de facteurs qui amplifient les tensions.

L’accès à l’eau

Causé par les activités humaines et aggravé par le dérèglement climatique, des phénomènes de désertification touche de nombreuses régions du monde. Franck Galland, chercheur à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), a développé le concept de « diagonale de la soif », qui s’étend de Gibraltar aux confins sino-russes, en passant par l’Afrique du Nord, le Proche et le Moyen-Orient, la péninsule indienne, une partie de l’Asie centrale et la moitié septentrionale de la Chine. D’après le chercheur, les pays situés sur cette diagonale seront confrontés dans les vingt prochaines années à la décroissance de leurs ressources en eau potable. Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), c’est la moitié de la population mondiale qui vivra dans une zone en situation de stress hydrique en 2025. Pourtant, sous l’effet conjugué de la croissance démographique, du développement socio-économique et de l’évolution des modes de consommation, l’utilisation de l’eau dans le monde augmente annuellement d’environ 1 % depuis les années 1980, d’après les chiffres de l’Organisation des nations unies. L’institution précise par ailleurs que la demande en eau « devrait continuer d’augmenter à un rythme similaire jusqu’en 2050, soit 20 % à 30 % de plus que le niveau actuel d’utilisation ». En août 1995, lors d’une conférence à Stockholm, le vice-président de la Banque mondiale pour l’environnement et le développement durable Ismaïl Serageldin, a affirmé que « les guerres de ce siècle ont été déclarées pour le pétrole, les guerres du prochain siècle auront pour objet l’eau ». Même si des guerres de l’eau sont peu probables à courts termes, le stress hydrique a déjà provoqué de nombreuses tensions autour du globe. En 2018 et 2019, des « émeutes de la soif » éclatent en Iran. Israël, la Jordanie, la Syrie et les territoires palestiniens, se partagent les eaux du Jourdain, un sujet qui renforce régulièrement les tensions déjà nombreuses. Le grand Nil Bleu est également un sujet de discorde pour les onze pays qui dépendent de ses eaux. C’est le barrage de la Rennaissance construit par l’Éthiopie à des fins de production d’électricité, mais aussi pour compenser la chute drastique des précipitations, qui cristallise toutes les tensions avec le Soudan et l’Égypte, tout particulièrement. Et pour cause, la ressource en eau égyptienne dépend à 97% des pays situés en amont. Un accord signé en 1959 donnait la jouissance de 75% de ces eaux au Caire et de 25% au Soudan. Ne faisant pas partie de cet accord, l'Éthiopie ne s'est jamais sentie concernée et, en 2010, un nouveau traité signé par les pays du bassin du Nil, malgré l'opposition de l'Égypte et du Soudan, a supprimé le droit de veto égyptien et autorisé des projets d'irrigation et de barrages hydroélectriques. Aujourd’hui terminé, l’édifice a connu sa troisième phase de remplissage cet été. Le Caire et Khartoum, inquiets pour leur approvisionnement en eau, avaient demandé à l’Éthiopie a de stopper le remplissage du barrage. « Addis-Abeba voit dans ce barrage la fin d'une injustice historique », souligne William Davison, chercheur à l'International Crisis Group. L'ONU avait recommandé aux trois pays de poursuivre leurs pourparlers sous l'égide de l'Union africaine. Les dernières négociations qui ont eu lieu en avril dernier ont une nouvelle fois échoué. Pour Alexandre Taithe, chargé de recherche à la FRS, plusieurs États situés en amont des cours d’eau prennent aujourd’hui conscience de la richesse potentielle dont ils disposent. Le chercheur parle de « réveil de l’amont ». Cette tendance a également été étudiée par les géographes et politologues Mark Zeitoun et Jeroen Warner qui parlent de puissance « hydro-égémoniques », c’est-à-dire des États qui possèdent suffisamment de pouvoir au sein d’un bassin-versant pour contrôler la ressource en eau et agir ainsi comme un leader vis-à-vis des autres pays riverains du bassin.

 

Le manque de nourriture

Alors que l’agriculture consomme 69 % des ressources en eau affirme la FAO, l’Organisation des nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, la stabilité d'une zone géographique dépend de sa capacité à subvenir aux besoins de sa population. L’on imagine donc facilement les conséquences désastreuses que peut avoir le stress hydrique de certaines régions. Ce fut le cas du lac Tchad dont dépendent 30 millions de personnes. Ce lac qui s’étend sur 8 pays est à l’origine, via la pêche et l’agriculture, de 90% de l’économie locale. Bien que son niveau soit reparti à la hausse depuis quelques années, des décennies d’assèchement ont complètement mis à sac l’économie de la région. En canalisant le mécontentement de la population et en apportant des ressources financières, les groupes armés terroristes sont sortis grands gagnants de ces années de disettes. Ce phénomène s’observe également en Afghanistan « où 40 % des travailleurs sont liés à l'agriculture » indique Antonio Guterres, le secrétaire général de l’ONU, mais aussi dans la zone Indo-pacifique où de nombreux pécheurs se sont tournés vers la piraterie suite à la baisse des ressources halieutiques.

Les phénomènes migratoires

Le manque d’eau, de nourriture, mais aussi d’autres conséquences du changement climatique tel que la montée des océans (+ 1,10m en 2100 selon les pires scénarios) provoquera la migration d’environ 250 millions de personnes d’ici à 2050. La majorité de ces déplacements (216 millions d’après le dernier rapport de la banque mondiale) se font à l’intérieur des États. Même si ces déplacements intraétatiques ne sont pas sans conséquence, ce sont les migrations interétatiques qui inquiètent le plus les experts de la question qui souligne l’instrumentalisation géopolitique des flux migratoire.

En 2015, alors que le flux de migrant vers l’union européenne s’intensifie considérablement, plusieurs accords sont signés par Ankara et l’Union européenne. La Turquie s’engage à améliorer l’accueil des 3,6 millions de réfugiés irakiens et syriens présents sur son sol et doit renforcer la surveillance en mer Egée et à ses frontières. L’Union européenne doit quant à elle faciliter les séjours des citoyens turcs et apporter une aide de trois milliards d’euros à la Turquie. Enfin, si l’Europe renvoie des migrants illégaux, la Turquie s’engage à les accueillir. En toile de fond, ce sont les négociations d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne qui servent de monnaie d’échange. Un an plus tard, l’Union Européenne montre sa bonne volonté avec une aide de trois milliards supplémentaires. En contrepartie, Erdogan s’engage à ce que « tous les migrants arrivant dans les îles grecques de la mer Égée soient reconduits après vérification en Turquie ». De 2015 à 2019, les accords sont respectés. Des fonds supplémentaires sont même envisagés au fur et à mesure que la Turquie fait office de barrière contre les réfugiés arrivant en Europe. Seulement, le 28 février 2020, la Turquie ouvre ses frontières et des milliers de migrants entrent dans l’Union Européenne via les îles Grecs. La rupture de ces accords en partie liée au fait que seuls 4,5 des 6 milliards d’euros prévus auraient été versés (d’après la Commission européenne). Erdogan aurait surtout voulu rappeler à l’Union Européenne l’importance du moyen de pression dont il dispose.

Plus récemment, c’est la Biélorussie qui a été accusée par Bruxelles d’utiliser les réfugiés comme moyen de pression. L’hiver dernier, des milliers d’exilés se sont retrouvés bloqués devant des barbelés à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie. L’Union européenne et Washington ont annoncé l’adoption « dans les prochains jours » de nouvelles sanctions. Les Vingt-sept accusent la Biélorussie d’orchestrer cette crise migratoire pour se venger d’une précédente vague de sanctions décidée à la suite de la répression violente de l'opposition dans le pays d’Europe de l’Est. Afin d’attirer les exilés, les autorités de Minsk ont pris une série de mesures comme l’ouverture de lignes aériennes entre Bagdad et la capitale biélorusse ou la distribution de visas touristiques. Une fois sur place, les réfugiés désemparés sont encouragés à se rendre à la frontière polonaise.

Depuis le début de la « crise migratoire » européenne il y a sept ans, les 27 ont opté pour la stratégie de l'externalisation des contrôles aux frontières, offrant ainsi un avantage indéniable aux pays effectuant ce contrôle. Avec l’augmentation future des flux de migrants, ce moyen de pression est appelé à devenir de plus en plus décisif.

 

Une « menace structurante »

Le dérèglement climatique ne se contente pas d’amplifier des tensions préexistantes, il génère aussi ses propres menaces.

La multiplication des évènements climatiques extrêmes

La communauté scientifique prévoit une augmentation de la fréquence et de l'importance des catastrophes naturelles comme les incendies, les cyclones ou les vagues de chaleurs extrêmes. Ces prévisions concernent également l’Europe et la France, qui a fait face ces dernières années à des épisodes d’inondations et de tempêtes majeurs. Des chercheurs tel que Philippe Gros, de la FRS, anticipe de futurs dépassements des capacités de l’État. « La gestion d’un rythme accru d’évènements catastrophiques peut fort bien excéder les capacités de la sécurité civile actuelles et impliquer une refonte de la mission des armées », explique-t-il. Certaines missions pourraient alors être confiées aux armées, pas uniquement en renfort, comme c’est le cas actuellement, mais en tant que primo intervenantes. « En raison de l’absence de certaines capacités au ministère de l’Intérieur (le transport tactique ou les hélicoptères de manœuvre), la solution d’une bascule de missions aux forces armées pourrait être préférée à une montée en gamme de la sécurité civile, plus coûteuse et difficile à entreprendre », peut-on lire dans un rapport de la commission défense de l’Assemblée nationale.

Le risque pour les emprises militaires

Le dérèglement climatique fait courir de nombreux risques aux emprises militaires françaises. C’est là l’une des missions de l’Observatoire Défense et Climat qui doit évaluer la vulnérabilité des bases militaires région par région. Pour cela, les chercheurs français ont inventé le Climate change Evaluation methodology for Military Camps (CEMC), « une méthodologie, générique et réplicable, d’évaluation de la vulnérabilité des emprises militaires aux impacts des changements climatiques ». Les membres de l’IRIS et de la DGRIS ont publié en 2019 leur premier rapport du genre, sur la « vulnérabilité climatique de la Côte d’Ivoire à l’horizon 2030-2050 ». Baisse des précipitations, augmentation des inondations, érosion du littoral, le pays d’Afrique de l’Ouest devra faire face à de nombreux défis. Des défis que l’armée française doit relever elle aussi. Les forces françaises en Côte d’Ivoire (FFCI) jouent un rôle majeur dans la stratégie tricolore en Afrique. Elles servent de réservoir de forces projetables rapidement, contribuent au soutien des opérations et garantissent la protection des 17 000 français qui vivent dans le pays, tout en coopérant avec le gouvernement ivoirien et d’autres pays africains. Avec Djibouti, la Côte d’Ivoire accueil les seules bases opérationnels avancés en Afrique. Pour autant, « les évènements extrêmes augmentent en termes de fréquence, intensité et durée, témoignant d’un climat moins stable », indique le document d’une centaine de pages.

La principale emprise française du pays se trouve à Port-Bouët, à proximité d'un aéroport international et d’un port en eau profonde. Le camp constitue « une plateforme stratégique, opérationnelle et logistique de première importance pour toutes les opérations françaises dans la sous-région », précise les chercheurs. Cependant, comme toutes les emprises françaises, il comporte son lot de vulnérabilité critique car il se trouve sur une bande de terre, bordée au Sud par la mer, et au Nord par la vaste lagune Ebrié, « quelques mètres séparent les zones de vie du rivage ». Côté mer, l’érosion provoque le recul du trait de côte d’un à trois mètres par an.

Côté lagune, les épisodes de très forte pluie remplacent peu à peu les saisons des pluies synonymes de stabilité. Lorsqu’elles surviennent ces précipitations menace de faire monter rapidement le niveau de l’eau. Or, le point culminant du camp (la zone de stockage des munitions) n’est qu’à trois mètres de hauteur. L’IRIS et la DGRIS, relève donc le risque important de « d’inondation, voire de submersion, de l’emprise de Port-Bouët ».