Séisme en Turquie : quelles conséquences pour la politique internationale turque ?
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Le 6 février dernier, un séisme d’une magnitude de 7,8, suivi de plusieurs répliques, dévaste le sud-est de la Turquie et le nord-ouest de la Syrie, tuant plus de 50 000 personnes et en blessant 100 000 autres. Problème d’anticipation, corruption systémique, aide à la population insuffisante, il n’aura pas fallu longtemps pour que les critiques fusent contre Recep Tayyip Erdoğan et son parti politique, l’AKP. La situation n’est pas sans rappeler le séisme de 1999 qui avait eu la peau des autorités en place et permis à l’actuel dirigeant turc de prendre le pouvoir, 3 ans plus tard. Et pour cause, cette catastrophe survient quelques mois avant des élections présidentielles déterminantes pour Erdoğan. Dans l’espoir de rester au pouvoir, le chef d’État déploie depuis plusieurs années une politique internationale expansionniste, destinée à flatter son électorat nationaliste.
La politique internationale de Recep Tayyip Erdoğan
Les ambitions turques
L'une des caractéristiques de notre époque est l'indépendance croissante des États vis-à-vis des « grands ». Chacun perçoit que l'instabilité actuelle offre une opportunité d'accroître sa position pour mieux défendre ses intérêts, de moins en moins considérés comme partagés ou alignés sur ceux des Occidentaux. « La chasse est donc ouverte et chacun s’affaire pour optimiser son jeu, en usant de ses atouts en termes de ressources énergétiques, de positionnement géographique, d’influence culturelle, de poids économique d’influence politique ou de capacité de nuisance », affirme Pascal Ausseur, chercheur à la Fondation Méditerranéenne d’Études Stratégiques.
Dans ce contexte, la Turquie occupe une place toute particulière. Le pays est un acteur régional incontournable grâce à plusieurs atouts majeurs. D’abord, son positionnement géographique qui rend la Turquie inévitable sur le plan maritime (liaison Méditerranée-mer Noire), énergétique (hub gazier vers l'Europe) et géopolitique (flanc sud de l'OTAN). Ensuite, sa population qui est la deuxième plus grande du bassin méditerranéen. Enfin, ses relations économiques avec l'Union Européenne qui font de la Turquie le premier partenaire sur le pourtour méditerranéen.
Le président Erdoğan utilise un soft power structuré pour faire de la Turquie le leader intellectuel et culturel régional. En Méditerranée, cette volonté politique se matérialise par une politique internationale expansionniste, en cohérence avec les objectifs turcs : « faciliter l'accès à son voisinage maritime, s'approprier une vaste zone économique exclusive, renforcer son poids politique et militaire et développer une capacité d'influence et de nuisance pour positionner la Turquie en tant que leader régional », explique Pascal Ausseur.
Un « aventurisme » assumé
Parmi les illustrations les plus parlantes de « l’aventurisme » turc selon les mots de la dernière revue nationale stratégique française, on trouve par exemple son intervention dans la guerre civile libyenne ou sa politique du fait accomplit concernant ses revendications territoriales en Méditerranée orientale.
Le 26 novembre 2019, la Turquie et le gouvernement d’entente national libyen signent un accord de coopération militaire et de délimitations des frontières maritimes. Ainsi les nombreuses livraisons d’armes en violation de l’embargo décidé par l’ONU ont donné lieu à l’incident du 10 juin 2020 avec la frégate française Le Courbet. Ce jour-là, le navire français tente de contrôler le cargo Cirkin, suspecté de transporter des armes vers la Libye et escorté par trois frégates turques. « À trois reprises, alors que le Courbet faisait une interrogation (collecte de données sur le navire : informations générales, cargaison, destination et historique du voyage) légale du navire, les frégates turques ont illuminé le bâtiment français avec leur radar de conduite de tir. Par ailleurs, des personnels en gilet pare-balles et casques lourds se sont postés aux affûts des armes légères du navire » relate Florence Parly, ministre de la défense à l’époque des faits.
À l’extrémité orientale de la Méditerranée, les ambitions turques se traduisent par la doctrine de la « Patrie bleue » par laquelle Recep Tayyip Erdoğan revendique un espace maritime de 462 000 km². Cette politique a notamment mené au volet maritime du traité du 26 novembre 2019 dénoncé par l’Union européenne comme contraire au droit international, une présence navale permanente au large de Chypre ainsi qu’à l’exploration des fonds marins dans les zones maritimes grecque et chypriote par des navires de prospection turcs escortés par des frégates militaires.
Tirer profit de la guerre en Ukraine
Là où de nombreux pays sont impactés négativement par la guerre en Ukraine, Recep Tayyip Erdoğan tire son épingle du jeu. Le dirigeant turc profite de la crise pour marginaliser les organisations kurdes : le PKK, le PYD et le YPG. Il utilise pour cela deux principaux leviers : empêcher l’adhésion à l’OTAN de la Suède et de la Finlande et menacer d'une nouvelle offensive en Syrie. « Son objectif est triple », affirme Sümbül Kaya, docteur en science politique, est chercheuse à l’IRSEM. « Faire primer ses intérêts sécuritaires, en obligeant ses alliés à respecter sa grille de lecture ; se positionner stratégiquement vis-à-vis des États-Unis ; tirer profit de ces positions sur le plan électoral ».
En équilibrant sa posture dans le conflit ukrainien, la Turquie se place en position de force pour négocier et imposer ses intérêts à l'OTAN. Cette stratégie n'est pas nouvelle et témoigne d'une certaine continuité dans la politique étrangère turque. Erdoğan reproche à la Suède son soutien à la guérilla kurde et à la communauté religieuse Gülen, accusée d'être à l'origine de la tentative de coup d'État de 2016. En négociant ainsi, la Turquie impose sa vision stratégique à ses alliés. Cette préoccupation sécuritaire est souvent perçue comme un simple jeu de politique interne par les Occidentaux, alors même qu'Ankara semble attendre leur soutien réel.
Ces négociations visent également à la levée des embargos sur l’acquisition d’armement. En effet, la seconde condition posée par le président turc pour lever son veto est la fin des restrictions sur les ventes d’armes imposées en 2019 par la Finlande et la Suède. Et pour cause, « la Finlande était le premier fournisseur de la Turquie en 2018, avec des ventes en pleine croissance », indique Sümbül Kaya. Avec ce veto, Erdoğan souhaite également attirer l’attention de Joe Biden. La position de médiateur de la Turquie entre la Russie et l’Ukraine a en effet contribué à améliorer les relations entre Ankara et Washington, et c’est grâce à ce nouveau levier qu’Ankara espère à présent obtenir la levée des restrictions sur les armes américaines, imposées après l’achat des missiles de défense antiaérienne S-400 russes.
Un séisme aux conséquences multiples
Alors que l’actualité turque se voyait de plus en plus dominée par les élections présidentielle et législative du 14 mai prochain, le terrible séisme survenu le 6 février dernier est en passe de bouleverser le paysage politique turc.
Source : Statista
Il serait bien hasardeux de faire des prédictions mais force est de constater que certaines conséquences de la catastrophe sont d’ores et déjà visibles. Dès le lendemain du séisme, les critiques fusent contre le président Erdoğan et l’AKP, au pouvoir dans plusieurs régions meurtries. Des figures de l’opposition accusent le pouvoir en place d’avoir trop tarder dans la mise en œuvre du dispositif de secours. Recep Tayyip Erdoğan a lui-même reconnu quelque retard au début des tout premiers secours. « Au vu de la gravité de la situation, les secours semblent organisés et efficients », tempère l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS), qui a interrogé des médecins spécialistes de ce type de situation d’urgence et des responsables de la sécurité civile. « La destruction partielle de certaines routes, la configuration montagneuse d’une partie de la région, les conditions météorologiques exécrables des premières heures et le froid intense compliquent infiniment l’organisation des secours », précise Didier Billion, directeur adjoint de l’institut de recherche.
Il n’empêche que le gouvernement n’est pas exempt de tout reproche. De nombreux citoyens pointent du doigt la corruption, les collusions entre le milieu du bâtiment et le gouvernement ainsi que le manque de planifications du risque sismique. Des manquements qui auraient aggravé les conséquences du séisme. 134 promoteurs impliqués dans la construction de bâtiments qui se sont effondrés ont d’ores et déjà été arrêtés ces derniers jours. En outre, l’armée turque n’a réagi que très tardivement. Cette situation rappelle celle qui avait prévalu en 1999 lors du tremblement de terre de Kocaeli, dans la région de la mer de Marmara, quand l’armée était restée comme inerte durant les premiers jours.
Le gouvernement va devoir justifier ce qui est perçu comme une faillite des municipalités locales. « Ce sont des zones où l’électorat est considéré comme captif par l’AKP », estime Dorothée Schmid, responsable du programme Turquie contemporaine et Moyen-Orient à l’Institut français des Relations Internationales (IFRI). Il faut cependant s’attendre à ce que la population demande des comptes après la catastrophe, notamment sur les sujets de corruption et d’urbanisme. « L’habitat n’a pas été bien géré, il est souvent précaire, en partie pour des raisons de pression démographique mais pas seulement. C’est à toutes ces questions que le gouvernement va rapidement devoir répondre », ajoute la chercheuse. Il faut également prendre en compte les territoires qui seront touchés indirectement, comme ceux qui vont devoir venir en aide aux sinistrés. Soit en accueillant des habitants, soit en participant à l’effort de reconstruction. De manière générale, une grande partie de la Turquie va être désorganisée à cause de la catastrophe.
Les relations turco syrienne seront aussi à observer dans les semaines et mois à venir. La frontière, sous administration turque, est quasi imperméable. La catastrophe va donc sans doute déboucher sur des complications diplomatiques, car l’aide humanitaire ne parvient que très difficilement jusqu’en Syrie. De leur côté, les Turcs ne sont pas en capacité de venir en aide à leur voisin. On risque donc d’assister à une vive concurrence concernant l’aide internationale.