La Thaïlande a rendez-vous avec l'Histoire

La Thaïlande a rendez-vous avec l'Histoire

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Le 14 mai 2023, ce sont les partis progressistes pro démocratie qui sont arrivés en tête des élections générales thaïlandaises. Si ceux-ci accèdent au pouvoir, cette victoire aurait des conséquences majeures sur le positionnement géostratégique du pays

"Ensemble, nous allons construire la Thaïlande dont nous rêvons, et le plus rapidement possible", a assuré devant les caméras Pita Limjaroenrat, lundi 14 mai. Ce jour-là, près de 40 millions d'électeurs thaïlandais (plus qu’à aucune autre élection) se sont rendus aux urnes pour mettre en tête Move Forward, le parti de Pita, comme l’appellent les Thaïlandais. Move Forward et Pheu Thai, les deux principaux partis d’oppositions, ont gagné avec une marge significative sur leurs homologues conservateurs et soutenus par l'armée. La Commission électorale a maintenant jusqu’au 13 juillet pour élire un premier ministre. Move Forward a la faveur du peuple, mais cela ne signifie pas nécessairement qu'il pourra gouverner.

L’armée a mené une douzaine de coups d’État depuis la fin de la monarchie absolue, en 1932. Le général Narongpan Jitkaewthae, commandant en chef de l’armée thaïlandaise, a toutefois exclu la possibilité d’un nouveau coup d’État. ”Il ne doit plus y avoir de coups d’État. Pour moi, ce mot doit être supprimé du dictionnaire”, a-t-il déclaré. Le responsable a assuré que les coups d’État précédents avaient été ”très négatifs”. Le général Jitkaewthae ne prend que peu de risque à faire ce type de déclaration. Le pouvoir en place, issu du putsch militaire de 2014 et soutenu par le roi, a révisé la constitution en 2017 afin de rendre très difficile l’accession au pouvoir d’un premier ministre d’opposition. L’élection chef du gouvernement ne se limite pas uniquement au vote des 500 députés nouvellement élus. Il implique également la participation de 250 sénateurs nommés en 2017 par l'ancienne junte militaire, dont le mandat court jusqu'en 2024. Cette situation rend nécessaire l'obtention de 376 sièges, en combinant le Sénat et l'Assemblée, pour qu'un candidat puisse être élu au poste de Premier ministre. Pour espérer accéder au pouvoir, Pita Limjaroenrat a noué une alliance avec Pheu Thai, le second parti de cette élection. Avec cinq autres micro-partis, ils peuvent prétendre désormais contrôler 312 sièges des 500 que compte la Chambre basse. Les partisans de Move Forward ont promis de se faire entendre si leur victoire est confisquée. Une manifestation s’est déjà tenue le 8 juin devant la commission électorale.

Des élections cruciales

L’élection du 14 mai 2023 fait suite à la dissolution, le 20 mars, de l’assemblée national par l’ex premier ministre Prayuth Chan-o-cha. Pita Limjaroenrat, la tête de liste de la coalition victorieuse aux élections législatives du 14 mai en Thaïlande, rencontre de nombreux obstacles sur son chemin vers le poste de Premier ministre. Le processus s'avère particulièrement long : la commission électorale dispose de deux mois, jusqu'au 13 juillet, pour valider les élections. Par conséquent, la désignation du Premier ministre par les deux Chambres du Parlement pourrait être retardée jusqu'au 3 août. Entre-temps, divers groupuscules et individus liés aux milieux ultraroyalistes et militaristes s'efforcent de disqualifier les gagnants et de discréditer leurs ambitions de réforme.

Les royalistes, qui sont étroitement liés à l'armée, s'opposent vigoureusement à Move Forward qui veut "démilitariser" la Thaïlande et à ramener les forces armées dans leurs casernes. De plus, ce parti ambitionne de mettre en œuvre la décentralisation du pays, en accordant davantage d'attention aux provinces défavorisées qui souffrent du manque d'industrie et de tourisme. Enfin, le parti souhaite mettre fin aux monopoles qui prévalent dans de nombreux secteurs économiques. **“**Nous allons démocratiser la Thaïlande, au lieu de garder une démocratie hybride, où se perpétue le conflit entre un système basé sur des élections et des institutions imposées d’en haut, comme le Sénat.”, expliquait Pita Limjaroenrat, interrogé par Le Monde, au lendemain de son élection.

Le crime de lèse-majesté est aussi dans le viseur. En raison d'une utilisation excessive de cette mesure par le pouvoir militaire, une augmentation sans précédent des inculpations a été observée depuis 2020, notamment celle des fondateurs de Move Forward. Le parti politique émergeant propose une révision de la sanction associée, en la limitant à une peine maximale d'un an, non cumulable, contrairement à la fourchette actuelle de trois à quinze ans. ”Ce n’est plus [une proposition] conditionnel. Il est clair que nous allons faire cette réforme”, a répondu Pita aux journalistes quelques heures après sa victoire. Le gouvernement sortant des généraux putschistes, qui contrôlent en grande partie les institutions actuelles, dont ils ont nommé les responsables, avait usé et abusé de cette stratégie de « guerre juridique », comme le dénonce régulièrement Monsieur Limjaroenrat, lors des élections semi-libres de 2019, les premières après le coup d’Etat de 2014.

Cette élection et les espoirs qu’elle véhicule représentent un tournant majeur dans l’histoire du pays. Le programme ainsi que les déclarations successives des partis d’opposition laisse en effet présagé une politique étrangère bien différente de celle qui a prévalu jusqu’à maintenant. C’est toute la Thaïlande qui pourrait prendre une direction radicalement différente.

Conséquences sur la scène internationale

Près d’une décennie de régime quasi militaire a ralenti la dynamique de croissance du pays et diminué son statut régional et international. L'économie s’est contractée au dernier trimestre 2022 et la croissance devrait se limiter à 3,8% cette année, loin derrière le Vietnam, l'Indonésie et les Philippines. L’ex premier ministre Prayuth Chan-ocha a fait prendre un retard considérable à la Thaïlande en termes de diplomatie étrangère.

La Thaïlande pratique “diplomatie du bambou” et a évité de choisir ouvertement le camp des États-Unis ou de la Chine. Bien que le pays se présente souvent comme l’ancien allié des États-Unis en Asie, les relations bilatérales ont indéniablement stagné au cours de la dernière décennie, les intérêts stratégiques ayant divergé. En témoigne le refus des États-Unis de vendre des F-35 à la Thaïlande. Washington considère que son allié n’est pas prêt à mettre en œuvre des F-35, en raison de ses infrastructures, de la sécurité de ses bases aériennes et de questions relatives à la maintenance ainsi qu’à la formation.

En revanche, les dirigeants de Move Forward et Pheu Thai ont montré une compréhension plus nuancée de la concurrence des grandes puissances dans le climat géopolitique actuel et ont promis d'améliorer le positionnement de la Thaïlande. Dans une interview accordée aux médias thaïlandais en janvier 2023, Pita Limjaroenrat déclarait que les relations internationales consistaient moins à choisir un camp qu'à choisir des principes, car "le nouvel ordre mondial est un désordre mondial". Prenant l'exemple de Singapour, le chef de Move Forward a souligné qu'il était important que les États de petite et moyenne taille respectent leurs principes afin d'être plus crédibles et d'être considérés comme des partenaires de confiance dans les affaires internationales. Srettha Thavisin, le candidat de Pheu Thai, a également déclaré que si son parti arrivait au pouvoir, il soutiendrait la multiplication des voyages des dirigeants d’entreprises afin d'attirer les investissements étrangers.

Un nouveau gouvernement dirigé par Pita Limjaroenrat ou Srettha Thavisin **constituerait sans aucun doute un changement majeur pour la Thaïlande et permettrait potentiellement une plus grande coopération bilatérale sur des questions telles que les droits de l'homme, le changement climatique et la lutte contre le crime organisé.