Décryptage : l'affaire des gazoducs Nord Stream

Décryptage : l'affaire des gazoducs Nord Stream

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Le 26 septembre dernier, plusieurs explosions ont provoqué quatre énormes fuites dans les gazoducs Nord Stream 1 et 2, reliant la Russie à l’Allemagne. Une opération rondement menée qui, selon l’avis de nombreux responsables politiques européens, ne peut être l’œuvre que d’un Etat. Au moment des faits, les regards occidentaux se sont immédiatement tournés vers la Russie. Un suspect peut crédible pourtant. Les deux gazoducs servent à exporter le gaz russe en Europe, ils sont donc une source de revenu et un moyen de pression essentiel pour Moscou. En février dernier, l’affaire a connu un premier rebondissement. Seymour Hersh, un journaliste d’investigation américain de renommée internationale a accusé les services secrets américains. Plus récemment, c’est l’enquête judiciaire allemande ainsi que les services américains qui ont désigné un tout autre suspect : un “groupe pro-ukrainien”.

Le dernier suspect en date : un groupe “pro-ukrainien”

Des nouvelles informations examinées par les autorités américaines et divulguées par le New York Times suggèrent qu'un "groupe pro-ukrainien" pourrait être à l'origine du sabotage des gazoducs Nord Stream 1 et 2. Ces renseignements indiquent que le groupe serait composé de "Russes et d'Ukrainiens opposés à Vladimir Poutine". Cependant, ni leur affiliation, ni leurs éventuels commanditaires ne sont désignés. Le journal américain rapporte que les autorités du pays n'ont “aucune preuve” de l'implication directe du gouvernement ukrainien dans l'attaque, ni que les participants ont agi sous son commandement. Elles ont aussi souligné qu'elles ignoraient “beaucoup de choses sur les auteurs de l'attentat et leur affiliation”. Les responsables américains ont refusé de divulguer la nature de ces renseignements, la manière dont ils ont été recueillis, ni même la fiabilité des preuves qu'ils contiennent. Selon le New York Times, ses sources “laissent ouverte la possibilité que l’opération ait été conduite clandestinement, par l’intermédiaire d’une force liée au gouvernement ukrainien ou à ses services de sécurité”.

De son côté, Die Zeit apporte des précisions quant au mode opératoire de ce sabotage historique. Le média d’outre Rhin rapporte des éléments de l'enquête allemande qui a permis d'identifier le navire utilisé pour installer les explosifs. Il aurait été loué par une entreprise basée en Pologne, appartenant, semble-t-il, à deux Ukrainiens. Une information à prendre avec des pincettes, la nationalité des auteurs de l'attaque n'est pas claire, car de faux passeports ont été utilisés pour louer le navire. L'équipe de six personnes, composée de cinq hommes et d'une femme, a embarqué au port allemand de Rostock le 6 septembre 2022. Le bateau a également été localisé près de l'île danoise de Christiansø. Des traces d'explosifs ont été détectées “sur la table de la cabine”, précise Die Zeit.

Bien que l’enquête reste flou, force est de constater que ce “groupe pro-ukrainien” apparaît comme un suspect crédible. Depuis de nombreuses années l'Ukraine est opposée à ces projets qui renforcent l'influence russe sur l'Europe. Les gazoducs Nord Stream 1 et 2 permettent à la Russie de vendre plus facilement du gaz à l'Europe, sans passer par le territoire Ukrainien, et de jouer de son influence sur les gouvernements occidentaux pour qu'ils réduisent leur soutien à l'Ukraine. Nord Stream 2 n’avait jamais été mis en service et les livraisons de gaz via Nord Stream 1 étaient alors seulement “de l’ordre de 5 à 10%” de ce qu’elles étaient avant la guerre, selon François Gemenne, spécialiste des questions de géopolitique de l’environnement. Cependant, un sabotage est un bon moyen de s’assurer que les vannes ne soient pas réouvertes de sitôt. En effet, une telle réparation, par 70 mètres de fond, nécessite beaucoup de temps et d’argent. Les responsables ukrainiens ont nié toute implication dans l'attaque et affirment ne pas savoir qui en est l'auteur. Les responsables russes, pour leur part, dénoncent un “coup médiatique coordonné” des Américains et de leurs services spéciaux afin de détourner l’attention du “véritable auteur de ces attaques”. “Cette histoire n’est pas seulement bizarre”, a renchéri **Dmitri Peskov, le porte-parole du Kremlin. “Elle pue le crime à plein nez”.

L’œuvre des Américains

Dans un article posté sur son blog personnel le 8 février, le journaliste d’investigation Seymour Hersh affirme que ce sont des plongeurs de l'US Navy, aidés par la Norvège, qui ont posé plusieurs charges de C4 sur les gazoducs, les faisant exploser trois mois plus tard. Ces informations sont « totalement fausses » et relèvent de la « pure fiction », a rétorqué Adrienne Watson, porte-parole du Conseil de sécurité nationale de la Maison Blanche. La CIA et la Norvège ont également démenti ces accusations. Selon le journaliste, le président américain Joe Biden aurait personnellement décidé de faire exploser les pipelines pour priver Moscou des revenus faramineux issus de la vente de gaz à l'Europe. Seymour Hersh souligne que l'idée de ce sabotage aurait déjà été évoquée en décembre 2021 par les États-Unis, avant que le plan ne soit conçu par la CIA. Bien que le travaille de ce journaliste soit internationalement reconnu - il a notamment gagné un prix Pulitzer - Seymour Hersh ne se base ici que sur une seule source anonyme. En réaction à cet article repris dans le monde entier, Moscou a appelé à une enquête internationale transparente et a souligné qu'il n'y avait pas beaucoup de pays disposant des moyens techniques adaptés à de tels actes de sabotage.

Tout comme l’Ukraine, Washington a toujours été hostile à Nord Stream 1, mis en service en 2012, puis à Nord Stream 2 qui ne l'avait pas été avant sa suspension au début du conflit en Ukraine. Outre la volonté de favoriser le gaz américain, Washington considérait que les gazoducs donnaient à Moscou un important moyen de pression sur l'Allemagne et les pays d'Europe de l'Ouest. Depuis la phase de conception jusqu’au début du chantier, cette question n’a pas cessé d’empoisonner les relations européennes, entre les Etats membres voulant privilégier une relation réaliste avec la Russie et ceux prônant une action vigoureuse pour réduire leur dépendance énergétique vis-à-vis de ce pays.

Pas de précipitation

Le secrétaire général de l'Otan, Jens Stoltenberg, a affirmé le 8 mars dernier, que ****l'identité des auteurs des explosions sur les gazoducs Nord Stream était toujours inconnue. "Ce que nous savons, c'est qu'il y a eu une attaque contre les gazoducs Nord Stream, mais nous n'avons pas été en mesure de déterminer qui en était l'auteur", a-t-il déclaré avant une réunion avec les ministres de la Défense de l'Union européenne à Stockholm. "Des enquêtes nationales sont en cours et je pense qu'il convient d'attendre qu'elles soient finalisées avant d'en dire plus sur les auteurs de l'attaque". Quoi qu’il en soit, la suggestion de l'implication de Kiev dans le sabotage, directe ou indirecte, pourrait notamment perturber les relations déjà délicates entre l'Ukraine et l'Allemagne, qui avait approuvé la construction des gazoducs, et dont une partie de l'opinion ne soutient pas toujours avec beaucoup d'enthousiasme l'aide de leur pays à l’effort de guerre ukrainien.