BRICS contre G7, la face cachée de la guerre en Ukraine
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Il y a encore peu de temps, beaucoup s’accordaient à dire que les sanctions occidentales allaient durement frapper l’économie russe. Force est de constater que leurs effets se font attendre. Selon le Fonds monétaire international (FMI), la croissance russe sur l’année en cours pourrait même être supérieure à celle de l’Union Européenne et des États-Unis. Si Moscou résiste si bien, c’est en grande partie grâce à l’alliance sur laquelle Vladimir Poutine à tout miser depuis près de 20 ans. Derrière cette guerre entre la Russie et l’Ukraine, c’est le G7 et les BRICS qui livrent une bataille acharnée aux côtés de leurs alliés respectifs.
“Nous allons provoquer l'effondrement de l'économie russe”, a affirmé le 28 février dernier Bruno Le Maire, ministre de l'Économie. Cela ne semble pas être l’avis du Fonds monétaire international, qui a publié de nouvelles estimations en janvier dernier. Selon l’institution, la Russie échappe à la récession avec 0,3% cette année. En 2024, Moscou devrait faire mieux que l’Union Européenne et les États-Unis. Le FMI prévoit 2,1% de croissance pour la Russie, contre 1% pour les États-Unis et 1,6% pour la zone euro.
Dans les premières heures de la guerre, le rouble plonge. Cependant, au grand damne des Occidentaux, le cours de la monnaie russe est rapidement remonté pour atteindre un pic vertigineux, avant de se stabiliser à un niveau supérieur à celui d’avant-guerre. Les raisons à cela sont multiples. D’abord, il y a les nombreuses mesures adoptées par la Russie pour protéger la valeur de sa monnaie. Les exportateurs russes sont contraints de déposer 80% de leurs recettes à la Banque centrale pour les échanger contre des roubles. Les achats de gaz russe se font désormais uniquement en rouble. Par ailleurs, il a rapidement été interdit de retirer des montants trop importants ou d’échanger des roubles contre une devise étrangère. Et puis, il y a les énergies. En novembre 2022, l’exportation de pétrole, de gaz et de charbon russe avait rapporté 24,6 milliards de dollars à Moscou. Une somme qui n’a quasiment pas baissé depuis le début de la guerre. Il faut dire que la Chine a doublé ses achats de gaz russes. Les importations de l’Inde sont quant à elles 15 fois supérieures aujourd’hui. Bien évidemment, l’énergie n’est pas le seul secteur stratégique pour l’économie russe. Son industrie, qui devait être mise à genoux par les embargos sur les semi-conducteurs, joue également un rôle majeur. Moscou a acheté pour 2 milliards 600 millions de dollars de ces matériaux indispensables, en provenance d’Estonie, de Turquie ou de Hong Kong, qui comme chacun sait, est sous forte influence chinoise.
Tous ces pays font partis des BRICS, ou de leur sphère d’influence, et ils ont joué un rôle déterminant dans la résilience de l’économie russe fasse aux sanctions occidentales.
La dédollarisation de l’économie mondiale
L’acronyme BRICS désigne l’entente régnant entre le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud. Ce terme est utilisé depuis 2001, mais c'est surtout à partir de 2011, avec la tenue régulière de sommets et l'entrée de l'Afrique du Sud, que les BRICS sont devenus un groupe officiel. En effet, depuis cette période, le groupe a adopté la forme d'une conférence diplomatique complète, avec l’instauration d’une présidence tournante et l’organisation de sommets annuels dans chacun des cinq États membres. Ils se coordonnent sur de nombreux segments : questions commerciales, stratégie de défense, industrie civile et d’armement, énergie, etc. Toutefois, les BRICS ne constituent pas un véritable bloc de libre-échange. Ce groupe de pays, que certains continus de qualifier d’émergeant, regroupent plus de 40 % de la population mondiale, 50% de la croissance et un tiers du PIB international. Le chiffre du PIB devrait doubler pour atteindre 50% du PIB mondial d'ici 2030. Pourtant, les membres ne disposent que de 15 % des droits de vote à la Banque mondiale et au Fonds monétaire international. De leur point de vue, ces pays subissent la domination des États-Unis et de l’occident. L’objectif phare des BRICS est de donc créer un nouveau monde multipolaire, en opposition à l'hégémonie du G7. Leur stratégie repose principalement sur la dédollarisation de l’économie mondiale.
« Un système mondial réellement multipolaire »
Lors de leur 14e sommet en juin dernier, sous la présidence du président chinois Xi Jinping, le président russe Vladimir Poutine a une nouvelle fois dénoncé les pays occidentaux qui se servent « des mécanismes financiers pour rendre le monde entier responsable de leurs propres erreurs de politique économique », appelant les BRICS à bâtir « un système mondial réellement multipolaire ». Pour atteindre cet idéal, les cinq pays ont mis en place une banque supranationale, la New Development Bank (NDB), qui finance des prêts d'infrastructure. Créée en 2014, elle offre des mécanismes de prêt alternatifs aux structures du FMI et de la Banque mondiale, que les membres jugent trop avantageux envers les États-Unis. La Banque asiatique d'investissement dans les infrastructures (AIIB) a été créée par la Chine peu ou prou au même moment et pour les mêmes raisons. Ces deux banques sont notées triple A ou double A, les deux plus gros indices de confiance qui puissent être donnés par les agences de notation internationale telles que Mood’ys ou S&P (anciennement Standard & Poor’s). Chef de file du mouvement de dédollarisation et de contestation de la puissance du billet vert, la Russie va éliminer progressivement le dollar des caisses de son fonds souverain au profit de l'euro, du yuan et de l'or. Une réponse aux sanctions et rétorsions américaines.
Une nouvelle monnaie commune
Les BRICS ambitionnent de créer leur propre monnaie commune. Un projet titanesque qui renforcerait considérablement la solidité et l’intensité des échanges à l’intérieur du bloc. L’idée circule dans cette partie du monde depuis de nombreuses années, au moment de l’application des sanctions contre l’Iran, puis contre la Russie, à la suite de son invasion de la Crimée. Cependant, la guerre en Ukraine, l’exclusion des banques russes du système Swift et l’accentuation des tensions entre la Chine et les États-Unis n’a fait que renforcer la détermination des BRICS à améliorer leur indépendance monétaire. Pour s’y préparer les cinq pays avaient déjà commencé à intégrer plus de monnaies locales dans leurs échanges bilatéraux. Par exemple, l'Inde et la Russie ont récemment mené des discussions pour connecter leurs systèmes de paiement RuPay et Mir. Ce type d’initiative n’est rien comparée à la création d’une nouvelle devise comme alternative au dollar en tant que monnaie de réserve. Au moment où la Russie a lancé son invasion de l’Ukraine, les pays occidentaux ont immédiatement gelé les réserves russes de devises étrangères. La réactivité occidentale a surpris la banque centrale de Moscou mais aussi les autres membres de l’alliance, en particulier la Chine. Cette nouvelle monnaie immuniserait les pays membres contre ce genre de risque. Elle serait basée sur un panier de devises locales tels que le Rouble, le Yuan, le Roupie… Une idée qu’a confirmé Vladimir Poutine lors du dernier forum économique des BRICS, qui s’est déroulé à Pékin le 22 juin. “La question de la création d’une monnaie de réserve internationale basée sur un panier de devises de nos pays est à l’étude”, a-t-il annoncé.
Des conséquences préoccupantes pour l’occident
Les conséquences pour l’occident seront nombreuses si ce projet abouti. De ce côté du globe, il pourrait être plus difficile d’acquérir et de transformer du gaz, du charbon ou du pétrole. Cela fait, dans une moindre mesure, parti du quotidien des Européens et il s’agit de l’une des causes de l’inflation qui frappe les ménages actuellement. Par ailleurs, les pays du G7 pourraient avoir plus de mal à financer leur dette car les BRICS et leurs alliés seraient moins enclins à investir dans leurs obligations gouvernementales. De tels risques économiques n’ont rien d’anodin et peuvent entraîner de fortes déstabilisations du dollar ainsi que de l’euro qui lui est fortement lié.
Les BRICS séduisent
Argentine, Vénézuela, Indonésie, Mexique, Égypte, Iran, Arabie saoudite, Nigéria, Algérie… Plus d’une dizaine de pays ont officiellement candidaté ou montré un fort intérêt pour cette alternative au G20.
L’Arabie saoudite
Pour agrandir le club, la Chine à récemment réconcilier l’Iran et l’Arabie saoudite. Tandis que Téhéran est d’ores et déjà candidate, l’accord signé le 10 mars dernier marque une première étape vers la candidature de Riyad. Ce tour de force chinois ne doit surtout pas être sous-estimé. L’intégration de l’Arabie saoudite au sein des BRICS renforcerait considérablement l’influence de ces pays sur l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP), également appelé OPEP - Plus, depuis que la Russie l’a rejointe. Des signes de ce rapprochement ont déjà pu être observés. En effet, l’Arabie saoudite y est pour beaucoup dans la décision de réduire la production à deux millions de barils par jour, au nez et à la barbe de Washigton. D’une part, c’était un excellent moyen de pousser la porte des BRICS. D’autre part, cela signifie que les États-Unis viennent de perdre l’un de leurs plus grands alliés au Moyen-Orient.
L’Inde
Dans les premières heures de la guerre en Ukraine, les Etats-Unis et l'Europe se sont tournés, en vain, vers l'Inde. Narendra Modi a choisi le camp des BRICS en rejoignant l'International North-South Transport Corridor, une route commerciale maritime, terrestre et aérienne. L’Inde peut ainsi procéder à des transactions payées aux Russes en roupies, au moment même où les Saoudiens sont d'accord pour que les chinois payent en yuan. Selon Alain Juillet, ancien haut responsable de l'intelligence économique auprès du Premier ministre, “ceci contribue à la dédollarisation d'un monde qui ne veut plus financer le déficit américain, ni subir les conséquences des lois extraterritoriales”. Par ailleurs, l’Inde est depuis longtemps un grand bénéficiaire des fonds de la New Development Bank. “Sur les 30 milliards de dollars consacrés à 80 projets, 21 sont basés en Inde et concernent la mise en place d’infrastructures dans les domaines de la distribution de l’eau, des transports et de l’énergie, pour un montant total de 7,1 milliards de dollars”, indique le Global Times, un média chinois proche du pouvoir.
La Turquie
Comme les autres alliés de la Russie, Erdoğan n’a pas condamné l’invasion de l’Ukraine. De plus, son pays a lui aussi, fortement augmenté ses importations de gaz russe. En octobre dernier, Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdoğan se sont rencontrés à Astana, la capitale du Kazakhstan. C’était alors la deuxième entrevue des dirigeants russe et turc en seulement deux mois. Vladimir Poutine a proposé de faire de la Turquie une plaque tournante en matière d’énergie pour la distribution du gaz, maintenant que les gazoducs Nord Stream I et II reliant la Russie à l’Europe sont hors service. De son côté, Erdoğan a fait remarquer que la Turquie peut servir de point de transit pour acheminer les engrais russes vers les pays qui en ont le plus besoin.
Source: Silk Road Briefing
2023, une année déterminante
Les BRICS définiront de nouveaux critères d’adhésion au bloc et statueront sur l’admission de nouveaux membres d’ici fin 2023, a annoncé la ministre sud-africaine des Affaires étrangères, Naledi Pandor ce vendredi 13 janvier. Son pays est à la tête de l’alliance jusqu’en janvier 2024.
En réalité, un grand nombre de pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique du Sud sont déjà connectés par le biais des nouvelles Routes de la soie, et leurs projets d’infrastructures sont financés par la New Development Bank. Un réseau dont l’étendue augmente beaucoup plus vite depuis le début de la guerre en Ukraine. La Russie a récemment consolidé ses liens de coopération avec l’Iran. Téhéran a fait de même avec le Venezuela, la Chine et Cuba, la Chine et le Nicaragua… La liste est longue. Moscou et Pékin développent des partenariats de toutes sortes en Afrique, au Moyen-Orient et en Asie. Dans une interview au Global Times, l’ambassadeur argentin basé à Pékin affirme que “les mécanismes de coopération des BRICS, notamment The New Development Bank, sont fondés sur le respect mutuel et sur un principe gagnant-gagnant”.
Les contradictions internes des BRICS
Les BRICS comptent de nombreux détracteurs parmi les économistes et les responsables politiques. En novembre dernier, dans une chronique sur Europe 1 intitulée “BRICS : il ne reste qu'un acronyme vintage et une déception”, l’économiste Nicolas Bouzou détaillait les défis auxquels les cinq pays doivent faire face : “L’économie chinoise est dans l’impasse de la politique zéro covid, la Russie fait la guerre et ne s’occupe guère de développement économique […], le Brésil est à l’arrêt, l’Inde est celle qui s’en sort le mieux mais reste un pays très pauvre”.
La Chine toute puissante
On reproche souvent aux BRICS d’avoir des économies et des intérêts trop disparates. C’est le cas du Brésil et de l’Inde par exemple. Le premier défend une agriculture industrielle et exportatrice, quand New Delhi soutient sa paysannerie artisanale. Autre exemple, L’Inde et la Chine sont engagés dans une guerre commerciale qui a conduit New Delhi à imposer de nombreuses restrictions sur les exportations chinoises. Sans parler de la guerre insidieuse que les deux pays mènent le long de leur frontière commune dans l’Himalaya.
“Si la Chine s'est imposée comme le premier partenaire des BRICS, l'inverse n'est pas encore vérifié. L'Afrique du Sud, le Brésil, l'Inde et la Russie restent ainsi des partenaires marginaux pour la Chine, qui a de surcroît avec eux une relation de fournisseur peu diversifiée, centrée autour d'une ou deux matières premières”, écrivait Sophie Wieviorka, économiste en charge de l’Asie au Crédit Agricole, dans une note de recherche parue au printemps dernier. “Le PIB de la Chine est supérieur au PIB combiné des quatre autres pays”, relevait pour sa part Valérie Niquet, maître de recherches à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS) lors d’un séminaire organisé par l'Institut des relations internationales et stratégiques (Iris) en novembre dernier. Ces dissonances se retrouvent dans le domaine financier. Il y a de çà plusieurs années, la Chine était le principal moteur dans la création de nouvelles institutions internationales. Ces institutions peinent à se montrer à la hauteur affirme Valérie Niquet. “La Banque asiatique d'investissement pour les infrastructures, ou la Nouvelle banque de développement, des banques pilotées depuis leur siège officiel de Pékin ou Shanghai qui se voulaient les concurrentes plus rapides, plus efficaces que la Banque mondiale ou la Banque asiatique de développement, ont pour l'instant échoué à rivaliser en termes d'approbation et de décaissements”, a-t-elle expliqué lors du séminaire de l’IRIS.
Les deux tableaux indiens
Narendra Modi participe en personne au sommet des BRICS. Pourtant, le dirigeant indien était également présent fin mai 2022 à une réunion des Quad, une alliance de coopération militaire entre les Etats-Unis, le Japon, l’Australie et l’Inde, dont la volonté assumée est de lutter contre l’expansion militaire chinoise. “Les BRICS sont comme les autres clubs ou forums et chacun y défend ses propres intérêts”, explique Christophe Ventura, directeur de recherche à l’IRIS.
L’Inde prend aussi ses distances dans le domaine de la défense. Le pays a récemment montré sa volonté de s’éloigner de Moscou et diversifier ses achats d’armement. Brahma Chellaney, analyste de la défense et des affaires stratégiques à New Delhi, a déclaré que le matériel russe a bien servi l'Inde dans le passé, bien que ces dernières années, elle ait intensifié ses achats auprès de pays tels que les États-Unis, la France et Israël. "La transition en matière de défense est toujours un processus évolutif lent. Vous ne pouvez pas changer de fournisseur du jour au lendemain", a-t-il expliqué. En effet, l’Inde reste, à ce jour, le premier acheteur mondial d’armement russe.
Enfin, Washigton et New Delhi ont révélé le 10 mars dernier, un nouveau pacte sur le développement des semi-conducteurs, de l’intelligence artificielle et des télécommunications. Un accord qui a touché une corde sensible à Pékin. “Nous voulons approfondir nos relations technologiques avec l'Inde”, a déclaré à cette occasion Gina Raimondo, Secrétaire au Commerce des États-Unis, avant de préciser “qu'il ne s'agit pas de découplage, mais de garder les yeux grands ouverts sur le fait que la Chine tente explicitement d'accéder à la technologie américaine pour l'utiliser dans son armée et que nous devons nous protéger, ainsi que nos alliés et nos partenaires, contre cette éventualité".