La dissuasion à la française face au nouvel âge nucléaire

La dissuasion à la française face au nouvel âge nucléaire

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Née sous la IV République, consolidée sous la Ve, la force nucléaire française constitue, la « dorsale de notre sécurité […], elle nous prémunit de toute agression d'origine étatique contre nos intérêts vitaux », expliquait Emmanuel Macron lors de son récent discours depuis le hangar d’un porte-hélicoptères de la Marine nationale. Depuis son apparition durant la guerre froide, l’arme nucléaire est un symbole de puissance et de sécurité pour les neuf pays qui en dispose : la Russie, les États-Unis, la Chine, le Royaume-Uni, le Pakistan, l'Inde, Israël, la Corée du Nord et bien sûr la France. La théorie des jeux selon laquelle chacun laisse planer la menace sans avoir le moindre intérêt à ce qu’une guerre nucléaire éclate est en plein bouleversement. En effet, le concept de la frappe nucléaire tactique créé par les États-Unis dans les années 60’ est aujourd’hui repris par des puissances provocatrices et agressives qui sont en passe de faire entrer la dissuasion nucléaire dans une nouvelle ère.

Histoire de la dissuasion nucléaire française

Les recherches sur l'énergie nucléaire débutent au lendemain de la seconde guerre mondiale avec la création en octobre 1945 du Comité d'énergie atomique (CEA). Après la vision d'horreur provoquée par Hiroshima et Nagasaki, les travaux menés par la France se limitent alors à des usages civils. Cette posture change du tout au tout lorsque le 29 août 1949, l’URSS fait exploser sa première bombe atomique dans les plaines du Kazakhstan. À ce moment la France lance un programme d'armement nucléaire secret qui sera officialisé seulement 5 ans plus tard, en 1954, par le gouvernement de Pierre Mendès France. Le 22 juillet 1958, le Général De Gaulle annonce le lancement des premiers essais français. Le premier d’entre eux, nommé « Gerboise bleue » a lieu le 13 février 1960 à Reggane dans le Sahara Algérien. Sept autres essais suivront avant que la zone d’expérimentation ne soit déplacée en Polynésie française, dans les atolls de Mururoa et Fangataufa. Au total, la France y conduira 193 tirs de bombes nucléaires, pour un total de 200 essais. En réponse aux nombreuses demandes du peuple polynésien, le président de la République a annoncé en 2021 la déclassification des archives de la France sur le sujet, reconnaissant du même coup la « dette de la Nation » à l'égard de la Polynésie. Disposer de bombes ou de missiles ne suffit pas, il faut des vecteurs pour les mettre en œuvre. Le premier sous-marin nucléaire lanceur d’engin (SNLE), Le Redoutable, entra en service en 1971, sept après le premier Mirage IV. À l’époque, la France disposée également d’une composante terrestre grâce à la base de tir de missiles sol-sol du plateau d'Albion. Achevée la même année que Le Redoutable, elle ferma ses portes en 1996 laissant la dissuasion nucléaire française reposer sur deux composantes : océanique et aérienne.

La force de frappe tricolore

La France dispose de moins de 300 armes nucléaires affirme Emmanuel Macron. Celles-ci sont réparties entre 3 forces : les forces « aériennes stratégiques » et « aéronavales nucléaires » (qui constituent la composante aérienne) et la « force océanique stratégique ».

En 2018, les forces aériennes passent au « tout Rafale » après 30 années de service des Mirages 2000N. « Grâce à des capacités bien supérieures à celles du Mirage 2000N en matière de domaine de vol, d’autoprotection et d’interconnexion, chaque Rafale B porteur de l’arme participera efficacement au support mutuel de tous les autres appareils du raid, ravitailleurs et systèmes de détections de contrôles aéroportés inclus », s’est réjoui le général Pierre-Jean Dupont au moment de l’annonce. « Cette notion est vitale car elle permet entre autres, avec moins de moyens, de renforcer la robustesse et la survivabilité du raid dans des espaces aériens qui seront de plus en plus contestés », ajoute-t-il. **Les 50 Rafale B, répartis en deux escadrons basés à Saint-Dizier, emportent des missiles Air-Sol SAMP-A. Tout comme les Rafale Marine des forces aéronavales qui décollent depuis le pont du Charles De Gaulle.

Du côté de la composante océanique, ce sont les 4 SNLE, (Le TriomphantLe Téméraire, Le Vigilant et Le Terrible) basés sur la presqu'île de l'Île longue, dans la rade de Brest, qui ont la lourde responsabilité d’emporter le feu nucléaire. Armés de seize missiles M51 équipés d’un nombre variable de têtes nucléaires, ils garantissent la capacité de seconde frappe de la France. Ils pourront répondre à une attaque nucléaire même si l’ennemi a détruit l’ensemble de la composante aérienne française. Florence Parly a annoncé en février 2021 « le lancement en réalisation du programme de sous-marin nucléaire lanceur d’engins de 3ème génération ». Les quatre submersibles « dont les performances remarquables permettront de garantir, dans la durée, la crédibilité opérationnelle de la composante océanique de notre dissuasion », remplaceront progressivement les SNLE actuel à compter de 2035, a expliqué l’ancienne ministre des armées.

La doctrine française

Permanence, souplesse et suffisance : tel est le leitmotiv de la force de dissuasion nucléaire française établi par le Général De Gaulle. « Aux premiers jours de la Ve République, c’est dans un discours resté fameux, que le général de Gaulle avait annoncé le 3 novembre 1959, la création de ce qu’il avait alors appelé la force de frappe », rappelle Emmanuel Macron lors de son discours de 2020 sur la stratégie de défense et de dissuasion. Si le chef des armées fait ainsi référence à son prédécesseur, c’est parce que la doctrine française n'a finalement que peu évoluer depuis les années 60’. Les « forces conventionnelles et nucléaires s’épaulent en permanence » pour maintenir la dissuasion tricolore « au niveau de stricte suffisance requis par l’environnement international », explique le président devant les stagiaires de l’École de guerre. Le principe de permanence signifie que la dissuasion s’exerce de façon continue, y compris en temps de paix. Il y a toujours en mer au moins un, voire deux SNLE en capacité de faire feu. La France en compte un troisième depuis le début de guerre en Ukraine et le renforcement de la menace nucléaire. La suffisance consiste quant à elle à « limiter les moyens nucléaires au strict nécessaire ». Enfin, la dissuasion nucléaire se veut “souple”, c’est-à-dire qu’elle doit s’adapter constamment aux rapports de force en cours.

Même si ses fondamentaux demeurent, la stratégie de dissuasion nucléaire française doit se moderniser pour faire face aux menaces de la guerre hybride dont les caractéristiques se font de plus en plus visibles. Plusieurs lignes directrices ont été exposées dans la nouvelle Revue Nationale Stratégique (RNS) dévoilée au début du mois. La guerre informationnelle par exemple, dont le but serait d’affaiblir la légitimité de la dissuasion, impose à la France une stratégie d’influence claire. Sur ce point précis, la RNS expose le souhait de « renforcer la culture stratégique et de dissuasion […] en permettant l'appropriation des enjeux de dissuasion par un public plus large ». Le document mentionne également le besoin de répondre aux nouvelles capacités des « compétiteurs », comme les défenses aérienne et antimissile, l’espace, les armes hypervéloces ou la surveillance sous-marine, qui « doivent sans cesse irriguer notre réflexion sur la dissuasion ». En matière de capacité nouvelle, la technologie quantique n’est que très brièvement évoquée dans la RNS, elle revêt pourtant des enjeux majeurs. « Que restera-t-il de la dissuasion nucléaire lorsque les technologies quantiques auront surgi dans les armées ? », c’est la question que pose Louise Rowehy, de l’École de guerre économique. Les performances offertes par les ordinateurs quantiques sont sans commune mesure avec les moyens d'attaques et de défense actuels. En d’autres termes, les pays qui en bénéficieront les premiers seront assurés « de la destruction de l’adversaire sans engager leur propre sécurité ». À noter que la Marine Nationale devrait profiter d’ici à 2027 des gravimètres quantiques à atomes froids (GIRAFE) développés par l’Office national d'études et de recherches aérospatiales (ONERA) et révélé au grand jour en février dernier. Ces appareils offrent des avantages considérables pour cartographier les océans, connaître sa position sans connexion satellite et détecter ce qui se passe sous les océans.

La « dimension européenne » de la dissuasion française.

Il y a eu récemment quelques soubresauts dans l’image renvoyée par la dissuasion française. Or, depuis le Brexit, l’hexagone est le seul pays de l’Union européenne à être doté de l’arme nucléaire, rendant la dissuasion tricolore d’autant plus importante. « Notre doctrine repose sur ce que l’on appelle les intérêts fondamentaux de la nation, et ils sont définis de manière très claire. Ce n'est pas du tout cela qui serait en cause s'il y avait une attaque balistique nucléaire en Ukraine ou dans la région », lâche Emmanuel Macron, le 12 octobre sur France 2. Ces propos sont loin d’être anodin, le chef de l'État sous-entend par là que l’emploi d’une arme nucléaire en Ukraine ou « dans la région » n’appellerait pas de réponse nucléaire de la France et apporte ainsi des précisions sur ce que sont les « intérêts fondamentaux de la Nation ». Un peu moins d’un mois plus tard, lors de sa présentation à Toulon de la RNS 2022, le président de la République apporta une légère correction : « Aujourd’hui plus encore qu’hier, les intérêts vitaux de la France ont une dimension européenne. Nos forces nucléaires contribuent donc par leur existence propre à la sécurité de la France et de l’Europe. Gardons-nous d’oublier que la France a bien la dissuasion nucléaire et gardons-nous parfois de dramatiser quelques propos », a-t-il déclaré.

Alors qu’en est-il vraiment ? Seul Emmanuel Macron peut répondre à cette question. L'arme nucléaire ne peut être employée que pour riposter à une attaque portant atteinte aux « intérêts vitaux du pays ». S’ils étaient connus de tous, elle perdrait une large partie de son pouvoir dissuasif. Ces intérêts n'ont jamais été communiqués clairement, et ce depuis la fondation de la stratégie française à la fin des années 60’. « La dissuasion est un art subtil qui doit mêler clarté et ambiguïté. Le président a poussé très loin, trop à mon sens, le curseur vers la clarté », confie Bruno Tertrais, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), dans une interview parue dans Le Figaro. Dans le domaine du nucléaire militaire toutes les décisions sont pilotées directement par le président de la République, « Il a par définition le droit de dire ce qu’il veut dans ce domaine, et même de faire évoluer la doctrine à tout moment s’il le souhaite. […] Il est seul décideur sur cette question », explique le géopolitologue.

Le jeu de dupes de la diplomatie nucléaire internationale

Au cours de l’année 2021, plusieurs étapes en faveur de la non-prolifération ont été franchies. En janvier, le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN) a obtenu les 50 ratifications nécessaires à son entrée en vigueur. La Russie et les États-Unis ont convenu de la prolongation jusqu’en 2026 du New Start, le dernier accord liant ces deux grandes puissances qui possèdent plus de 90% des armes nucléaires mondiales. Ce traité limite le nombre de lanceurs et bombardiers lourds à 800 et prévoit un maximum de 1.550 ogives déployées de part et d'autre. Cependant, la guerre en Ukraine a sérieusement écorné le crédit accordé à cet accord. Lundi 28 novembre la Russie a annoncé sa décision de reporter la « commission consultative bilatérale » prévue au Caire du 29 novembre au 6 décembre. Cette décision fait suite à la suspension cet été des inspections américaines prévues sur les sites militaires russes. La Russie assurait alors répondre aux entraves américaines des inspections russes. Par ailleurs, les P5, à savoir les membres permanents du Conseil de sécurité des Nations Unies dotés de l’arme nucléaire, (la Chine, la France, la Russie, le Royaume-Uni et les États-Unis) ont publié le 3 janvier 2022 une déclaration commune affirmant que « la guerre nucléaire ne peut être gagnée et ne doit jamais être menée ». Ils ont aussi réaffirmé leur détermination à respecter les accords passés ainsi que leurs obligations relatives au Traité de 1968 sur la non-prolifération des armes nucléaires et la poursuite de l'objectif d'un monde sans armes nucléaires. Malgré cela, « Il y a des signes clairs que la réduction des arsenaux nucléaires mondiaux après-guerre froide est terminée », souligne Hans M. Kristensen, directeur du Nuclear Information Project à la Federation of American Scientists (FAS), une référence en la matière.

Source : SIPRI (Stockholm International Peace Research Institute) 

L’année dernière, le Royaume-Uni a dévoilé son objectif d’augmentation du plafond de son stock total d'ogives, précisant par ailleurs qu’il ne communiquerait plus les données relatives à son stock opérationnel. L’Inde, le Pakistan et Israël (qui ne reconnaît pas publiquement posséder des armes nucléaires) sont tous lancés dans des projets liés à leurs arsenaux nucléaires. La Chine affiche publiquement une doctrine centrée sur la suffisance et le non-emploi. Pourtant, l’arsenal nucléaire chinois ne cesse de croître. Les 6 SNLE de classe Jin sont désormais « équipés de missiles balistiques intercontinentaux JL-3 », a déclaré le 18 novembre l'amiral Sam Paparo, commandant de la flotte américaine du Pacifique. Ces missiles d’une portée de 9000 à 12000 km, contre 7200 km pour leurs prédécesseurs, permettent aux sous-marins Jin d’atteindre la côte ouest des États-Unis tout en restant relativement proche de la Chine. Le pays construit par ailleurs une nouvelle génération de sous-marins nucléaires (opérationnels aux alentours de 2030) ainsi que 300 silos à missiles, comme ont pu le révéler des images satellites.

En parallèle de ce durcissement des forces nucléaires mondiales, l’on observe une tendance de fond, initiée il y a de nombreuses années. Depuis la crise des missiles de Cuba et sous l'impulsion de Robert McNamara, secrétaire à la défense de Kennedy, la doctrine américaine a évolué, passant de l'idée des « représailles massives » à la « riposte graduée » au moyen de bombe moins puissante et donc plus facilement utilisable. Sous François Mitterrand, la posture française prit une direction similaire bien que plus discrète dans le discours officiel. Le général Lacaze, chef d’état-major des Armées, officialise en 1981 l’entrée de « l’ultime avertissement » dans la doctrine nucléaire française. « Notre concept d’emploi ou de non-emploi […] consiste à envisager la menace ou l’emploi éventuel des armements nucléaires tactiques comme l’ultime avertissement qui serait adressé à l’agresseur avant l’utilisation des armements stratégiques, afin de l’amener à renoncer à son entreprise », expliquait alors le haut gradé. Il y a deux ans, lors de son discours sur la stratégie de défense et de dissuasion devant les stagiaires de l’École de guerre, Emmanuel Macron a réaffirmé ce concept. « En cas de méprise sur la détermination de la France à préserver ses intérêts vitaux, un avertissement nucléaire, unique et non renouvelable, pourrait être délivré à un agresseur étatique pour signifier clairement que le conflit vient de changer de nature et rétablir la dissuasion », a-t-il déclaré. En 2020, l’exercice de l’OTAN Defender Europe simulait la mise en œuvre d’armes nucléaires “tactiques”. Ce type de frappe peut être vue comme l’aboutissement de ce glissement idéologique qui rend l’emploi d’armes nucléaires - de moindre puissance - acceptable. « La France, en participant à cet exercice comme membre de la structure militaire intégrée de l’Otan cautionnerait cette nouvelle stratégie », s’inquiétaient d’anciens généraux de l’armée française. Aujourd’hui, ce type de frappe serait mené au moyen des missiles ASMP-A.

Le nouvel âge nucléaire

« Dans un monde plus incertain et complexe, […] certains pays sont engagés dans une trajectoire inquiétante combinant opacité et croissance rapide de leurs arsenaux nucléaires, voire font planer le spectre d’une utilisation de l’arme à des fins d’intimidation ou de chantage », explique le gouvernement dans sa dernière RNS. En effet, depuis le début du XXIe siècle, l’on remarque une évolution dans le comportement de certains régimes. La Corée du Nord, dont l’objectif ultime est de « posséder la force nucléaire la plus puissante du monde » selon les propos de Kim Jong-un, multiplie les provocations et les démonstrations de forces. De son côté, l’Iran a porté un coup fatal aux négociations internationales sur son programme nucléaire. Fin novembre, Téhéran a annoncé avoir augmenté à 60% l’enrichissement de l’uranium de son usine de Fordo, se rapprochant des 90 % nécessaires à la confection de la bombe atomique. En outre, depuis son invasion de l’Ukraine, la Russie a agité plusieurs fois la menace de frappe nucléaire. Des propos tenus à des fins de propagandes qui participent à ce que Bruno Tertrais appelle « l’escalade rhétorique sur le nucléaire ». Ce comportement des puissances déstabilisatrices qui banalisent l’utilisation de l’arme nucléaire, couplé au renforcement mondial des arsenaux et à l’apparition des armes nucléaires dites « tactiques », est appelé troisième, quatrième ou même cinquième âge nucléaire. Quoi qu’il en soit, cette nouvelle ère met en péril la « tradition de non-utilisation » qui est pourtant l’un des éléments fondamentaux de l’ordre nucléaire mondial, rappelle le directeur adjoint de la FRS. L'Initiative pour le désarmement nucléaire (IDN), qui œuvre « à l’élimination progressive et équilibrée des armes nucléaires de la planète » voit en cela toute « l’absurdité » de la dissuasion nucléaire qui « vise à dissuader une attaque conventionnelle en menaçant l’agresseur potentiel du recours à l’arme nucléaire tout en espérant que celui-ci ne ripostera pas par du nucléaire au nucléaire ». Dans une interview dans le journal Le Figaro, Bruno Tertrais estime qu’en sous-entendant que la France ne répliquerait pas en cas de frappe nucléaire Russe sur l'Ukraine ou dans la région, le Président de la république a voulu « rassurer l'opinion française ». Peut-être avait-il en tête ce risque d'escalade terrible que comporte le nouvel âge nucléaire et a donc voulu réaffirmer sa conviction à l'égard de l'ultime recours que représente l'arme nucléaire.