Bras de fer franco-allemand sur la défense aérienne de l’Europe

Bras de fer franco-allemand sur la défense aérienne de l’Europe

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Alors que l'Allemagne a lancé le programme ESSI depuis plus d'un an, la France, elle, tarde à dévoiler une contre-proposition à la hauteur de l’enjeu. Paris continu néanmoins de plaider vigoureusement pour une défense aérienne 100 % européenne. Malheureusement, les deux pays semblent incapables de s'aligner sur une vision commune pour l'autonomie stratégique de l'Europe. Pendant ce temps, les États-Unis et leur allié israélien accroissent leur part de marché sur le vieux continent.

Le 19 juin dernier, en marge du salon du Bourget, la France convoquait une réunion des ministres de la Défense de l’UE et des représentants militaires pour étudier la défense aérienne du bloc. "L’Europe doit prendre le premier rôle dans la mise en œuvre de sa propre sécurité", a déclaré le ministre des Armées, Sébastien Lecornu, à l’issue de cette réunion. En plus d’un échange sur les menaces aériennes que les 27 souhaitent pouvoir parer, cette réunion avait pour but de “susciter une prise de conscience en faveur d’une défense aérienne commune et souveraine”, écrit le ministère des armées.

Selon Paris, la souveraineté est justement ce qui fait défaut au très suivi projet allemand. Mercredi 14 juin, le Bundestag a approuvé une première tranche de financement pour l’achat du système antimissile Arrow 3, développé conjointement par Israël et les États-Unis. Selon le document publié par le parlement allemand, ce bouclier permettrait “d’apporter une contribution décisive au projet de bouclier du ciel européen”. Le montant total de la commande devrait atteindre 4 milliards d’euros pour une livraison prévue en 2025 au plus tard. À ce jour, 17 pays du continent européen, dont 15 de l’alliance atlantique, ont déjà fait savoir leur intention de suivre le projet European Sky Shield Initiative (ESSI) de Berlin (sans pour autant s’engager contractuellement). Celui-ci prévoit d’associer à l’Arrow 3, le système Patriot américain et l’IRIS-T allemand, afin de constituer un dôme protection à la manière des systèmes américain et israélien.

L’on pouvait s’y attendre, aucune véritable contre-proposition française n’a été dévoilée à la suite de la réunion du 19 juin. Toutefois, Sébastien Lecornu à annoncer la commande de 1000 missiles air-sol Mistral par l’Estonie, la Hongrie, la Belgique, Chypre et la France. Une commande d’environ 300 millions d’euros, un missile Mistral coûtant 300 000 euros l’unité. Il peut être tiré depuis un Manpads à l’épaule, un véhicule ou encore un hélicoptère de combat comme le Tigre.

Des visions française et allemande en opposition

Une défense aérienne se compose de trois couches : la basse, la moyenne et la haute altitude. Chacune de ces couches faisant appel à des systèmes de défense différents. Dans le projet allemand, le système antiaérien Iris-T assure une protection de courte portée, le Patriot américain est pleinement efficace à moyenne portée et le système américano-israélien Arrow 3 occupe la longue portée. Fabriqué par ISI, Arrow 3 peut atteindre des missiles à 100 km d’altitude à une distance de 2 400 km.

Si le projet n’a pas convaincu la France et l’Italie c’est parce que les deux pays ont développé le système de défense sol-air de moyenne portée SAMP/T Mamba, dont ils estiment les capacités aussi performantes que celles du Patriot et qui est déjà intégré au commandement de l’OTAN. En outre, les capacités du Mamba devraient être améliorées par l’arrivée d’une nouvelle génération de radar produit par Thales. Dans le plan français la longue portée serait assurée par les missiles Aster 30 (portée de 120 kilomètres) et le futur Aster 30 B1NT (plus de 150 kilomètres des capacités d'interception de missiles balistiques). En janvier 2023, via l'Organisation conjointe de coopération en matière d'armement (OCCAr), Paris et Rome ont commandé près de 700 missiles de la famille Aster (Aster 15, Aster B1 30 et Aster 30 B1NT) au groupement franco-italien Eurosam, composé de MBDA France et MBDA Italie, ainsi que de Thales. Les Mistral commandés récemment viennent compléter le tableau en comblant la courte portée.

Les arguments français

En achetant “sur étagère” du matériel étranger, l’Allemagne et les membres du projet ESSI espèrent minimiser les coûts et bénéficier de délai de livraison favorable. Des arguments que conteste la France. En clôture de la réunion, le chef de l'État français a affirmé que les achats d'urgence ne sont pas toujours rationnels. Il a souligné que la question de la défense antiaérienne, qui est extrêmement stratégique, a toujours été discutée collectivement au sein de l'OTAN. Par conséquent, il estime que le sujet mérite une réflexion approfondie plutôt que de rapides achats de matériel étranger. De plus, Emmanuel Macron a souligné que la défense antiaérienne coûte extrêmement cher, notamment face à la baisse des prix des drones, missiles, bombes et munitions rôdeuses. Il a rappelé que l'achat d'un système Arrow 3 ne serait jamais aussi efficace que le "Dôme de fer" israélien, qui a été conçu pour protéger un territoire 200 fois plus petit que celui de la France ou de l'Allemagne. “La question est d'abord stratégique”, a-t-il estimé. “Elle consiste à savoir quel est l'état des menaces, quelle est la réalité de ce qu'on peut défendre et quelle est la stratégie que l’on veut poursuivre”.

Autre argument français : l’interopérabilité. Lors d’une audition à l’assemblée nationale en fin d’année 2022, Emmanuel Chiva, délégué général pour l’armement, exprimé ses réserves. “Actuellement les Arrow 3 israéliens et les Iris-T allemands ne peuvent pas répondre aux besoins, dans la mesure où il n’y a pas d’interface permettant d’interconnecter ces systèmes opérationnels avec une structure unifiée en termes de C2, contrairement aux solutions françaises, qui disposent déjà des interfaces de programmation nécessaires”.

Les arguments allemands

Qu’est-ce que l’autonomie stratégique ? La souveraineté ? Pour comprendre le point de vue de Berlin, il faut saisir les différences entre les réponses françaises et allemandes à ces questions.

Depuis de nombreuses années, l’Allemagne se montre beaucoup plus enclin à soutenir l’OTAN qu’un appareil de défense européen. Berlin ne jure que par l'OTAN : elle "reste le garant de notre sécurité", affirmait Olaf Scholz lors d’un discours sur la sécurité européenne en septembre 2022, à Prague. Ainsi, l’Allemagne est le meilleur allié des États-Unis en Europe. Un pays qui opte pour des matériels américains n’achète pas que des systèmes d’armes, il s’offre les faveurs de Washington. Pour Berlin, ce n’est donc pas l’autonomie stratégique de l’Europe qui est la plus importante mais la cohésion de l’alliance atlantique et l’intégration des 27 dans celle-ci. Le discours de Prague a plutôt bien exprimé cette vision des choses. Selon Olaf Scholz, le système de défense aérienne européen doit constituer “un exemple remarquable de ce que nous entendons par renforcement du pilier européen au sein de l'OTAN”. Cette vision s’est vue confirmée lors du lancement du fonds spécial de 100 milliards d'euros qui doit réarmer la Bundeswehr en achetant des équipements sur étagère. L’Allemagne, qui veut dépenser rapidement cet argent, s’est massivement tourné vers du matériel américain : 35 F-35 (près de 10 milliards d’euros), 60 hélicoptères CH-53 (5,6 milliards d'euros), jusqu'à huit avions de patrouille maritime P-8. ”Les 100 milliards d'euros avec lesquels nous allons moderniser la Bundeswehr en Allemagne dans les années à venir renforceront également la sécurité européenne et transatlantique”, a affirmé le chancelier.

Là où la France préfère attendre une solution 100 % européenne, Berlin opte pour une “solution transitoire” selon les mots du ministre de la défense Oscar Pistorius. Considérant que l’urgence impose des technologies disponibles “sur étagère”, l’Allemagne se dirige vers ce qu’elle a l’habitude d’acheter : système Patriot et IRIS-T ; et ce qu’elle considère comme étant disponible rapidement, sans période de développement : Arrow 3. Elle a donc mis de côté le matériel franco-italien, inscrivant pleinement le programme ESSI dans sa vision atlantiste de l’Europe.

La place de la dissuasion nucléaire

Cela étant dit, il reste à évoquer une dernière différence majeure entre les visions allemande et française. Le choix du système Arrow 3 pour la haute altitude a pour effet de nier la dissuasion nucléaire. À ce jour, il n’y avait pas, en Europe, de missile antimissile pour cette couche de la très haute altitude car l’on estimait que c’est la dissuasion nucléaire qui permet de contrecarrer ce type de menace. En partie parce que sa population y est moins favorable, l’Allemagne ne souhaite pas tout miser sur ce levier. La dissuasion nucléaire a une place beaucoup plus importante au sein de l’appareil de défense français.

En toile de fond : la percée israélienne en Europe

Rafael Advanced Defence Systems, Israel Aerospace Industries (IAI), Elbit Systems… Les industriels de défense israéliens réalisent, depuis le début de la guerre en Ukraine, une véritable percée sur le marché européen.

Si les principaux clients d'Israël restent au Moyens-Orient, les Européens (avec plus de 4 milliards de dollars de commandes enregistrées en 2022) ont fait bondir les exportations du pays. La Grèce a commandé des missiles antichars Spike et des mini-drones tactiques Orbiter 3, tous deux fabriqués par Rafael, dans le cadre d'un contrat de 370 millions d'euros. La Finlande a officialisé son projet d'acquérir le système de défense antimissile Fronde de David, conçu par Rafael et l'américain Raytheon. Israël serait également engagé dans une phase de négociation avec un pays européen pour la vente de son char Merkava, selon un responsable du ministère de la Défense israélien. Ce serait la première vente à l'export pour ce blindé. Les discussions porteraient sur un total de 200 unités pour les versions II et III. Le Merkava II est équipé d'un canon de 105mm, le Merkava III est armé d'un canon lisse de 120mm.

Le Danemark a quant à lui préférer les obusiers automoteurs Atmos de Elbit au Caesar NG pour remplacer les Caesar finalement livrés à l’Ukraine. Le ministre de la défense danois, Jakob Ellemann-Jensen, aurait choisi de se détourner de la solution française en raison d'un calendrier de livraison plus compétitif proposé par Elbit System, par rapport à ses concurrents européens. Selon des informations publiées par le quotidien danois Altinget, l'offre de Nexter serait économiquement plus avantageuse, s'élevant à 89 millions contre 105 millions pour celle d'Elbit System. Cependant, un article d'Altinget suggère que d'autres facteurs ont influencé cette décision. Des documents confidentiels, des e-mails et des entretiens entre le gouvernement danois et Elbit System suggèrent que la compétition a été biaisée en faveur du concurrent israélien. Il est également établi que des liens ont été tissés entre la société israélienne et des hauts responsables de l'armée danoise depuis un certain temps, remettant ainsi en question l'équité de la compétition. De plus, il semble que le gouvernement danois ait exagéré l'urgence du remplacement des canons afin de soutenir la stratégie israélienne, précipitant ainsi la décision des parlementaires danois tout en empêchant les concurrents de répondre de manière adéquate aux exigences de l'armée danoise, notamment en ce qui concerne les délais de livraison.