La question complexe du devenir de la Crimée

La question complexe du devenir de la Crimée

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Depuis son annexion controversée par la Russie en 2014, la Crimée est devenue le symbole des luttes d'influence et des revendications territoriales dans la région. Kiev affirme aujourd'hui vouloir se battre jusqu'à la reconquête des frontières de 1991, un objectif dont les risques sont particulièrement élevés. Outre les intérêts divergents de l'Ukraine et de la Russie, les aspirations des populations locales devront également être pris en compte.

La péninsule de Crimée, située stratégiquement sur les rives de la mer Noire, a depuis l'Antiquité été le théâtre d'échanges culturels et économiques intenses, ainsi qu'un enjeu de convoitises géopolitiques. Intégrée à l'Ukraine en 1954, sa réalité politique a basculé en 2014 avec son annexion par la Russie. Malgré sa superficie modeste de 26 945 km² et une population de deux millions d'habitants, la Crimée est un point d'intérêt majeur pour ses voisins et la scène internationale.

Jusqu'à la dissolution de l'URSS en 1991, la Crimée était un lieu prisé par les touristes soviétiques, ukrainiens et russes pour son climat et ses plages. Cependant, le conflit russo-ukrainien a bouleversé cette dynamique en 2014, propulsant la presqu'île dans une lutte acharnée entre Kiev et Moscou. Chacun des belligérants avance des arguments contradictoires pour justifier ses revendications territoriales, avec d'un côté l'Ukraine qui insiste sur le respect de l'intégrité territoriale et de l'autre la Russie qui évoque le droit à l'autodétermination.

Depuis lors, le conflit s'est intensifié et internationalisé, opposant les puissances occidentales, soutenant l'Ukraine, à la Russie. Cette escalade a mis en lumière la complexité de la situation en Crimée, où les scénarios envisagés par les deux pays ne prennent pas en compte les aspirations des habitants de la péninsule. D'une part, une victoire militaire de l'Ukraine pourrait se heurter à la résistance des populations locales russophones. D'autre part, une domination russe ne réglerait ni la crise politique et économique locale, ni les questions du droit international.

Les Criméens, souvent ignorés ou instrumentalisés dans ce conflit, n'ont jamais été véritablement consultés sur leur avenir. Face à une impasse et fatigués des incessantes revendications, ils pourraient envisager une voie d'indépendance, voire la création d'un État distinct selon un modèle original. Quoi qu'il en soit, l'issue du conflit en Crimée, qui a commencé en 2014, se jouera inévitablement sur son sol. La Crimée restera donc un élément central dans les futures négociations de paix entre l'Ukraine et la Russie.

Brève histoire de la Crimée

Située entre l'Europe et l'Asie, la Crimée a été au fil des siècles un carrefour de cultures et un enjeu majeur de pouvoirs. Depuis l'Antiquité, elle a connu de multiples dominations : Scythes, Grecs, Romains, Byzantins, Ostrogoths, Polovtses, Vénitiens, Génois, et finalement Tatars. La diversité culturelle et religieuse de la Crimée a engendré des identités uniques, telles que la communauté karaïte, à la fois juive et turcophone, reflétant la richesse culturelle de la région. L'identité tatare, apparue à la fin du XVe siècle, est ensuite devenue dominante. Ce peuple turco-mongol a progressivement adopté l'islam aux XVIIe et XVIIIe siècles tout en étant sous la suzeraineté de l'Empire ottoman. Le khanat de Crimée, établi en 1475, a longtemps maintenu une autonomie politique, même face aux empires ottoman et russe. L'annexion russe de la Crimée en 1783 a marqué un tournant. Les Tatars de Crimée ont alors été confrontés à une politique de russification et d'expropriation, et de colonisation menant à de nombreuses formes résistances s’opposant à la répression russe. Les populations russes, leur culture et leur langue sont finalement devenues majoritaires au fil du temps.

En août 1991, trois mois avant la chute de l’URSS, le parlement ukrainien adopte l’acte d’indépendance du pays. Par la voix de l'attaché de presse du président russe Boris Eltsine, le Kremlin acquiesce tout en se réservant le droit de soulever la question des frontières. Cela provoqua de vives contestations de la part du parlement ukrainien et en décembre de la même année, lors de la signature de l’accord sur la fondation de la Communauté des États indépendants, la Russie et l'Ukraine se sont engagées à “reconnaître et respecter l'intégrité territoriale de l'autre et l'inviolabilité des frontières existantes au sein de la Communauté”. Toutefois, le parlement russe a continué à contester la souveraineté ukrainienne sur la Crimée et à s’inquiéter du sort du territoire de Sébastopol.

L'annexion de la Crimée par la Russie en 2014 a été précédée par des manifestations, des changements de gouvernement à Simferopol, et des tensions croissantes entre les communautés russophones et les Tatars. La Russie a organisé un référendum aboutissant à un vote massif en faveur de l'adhésion à la Fédération de Russie, mais ce processus a été largement contesté par l'Ukraine et la communauté internationale. Depuis, la région a connu une nouvelle vague de colonisation russe et une intégration renforcée, notamment par la construction de ponts reliant la péninsule au territoire russe. La Crimée a cependant conservé une certaine autonomie, bien que ses liens avec la Russie se soient resserrés.

Les autorités ukrainiennes, quant à elles, restent fermes sur leur objectif et affirment que la guerre ne se terminera pas avant que le pays ait reconquis ses frontières de 1991.

La position ukrainienne

Depuis l’indépendance de 1991, l’Ukraine a toujours considéré la Crimée comme une partie intégrante de son territoire, une position renforcée par des arguments historiques, géographiques et légaux. Connectée géographiquement à l'Ukraine et dépendante pour ses ressources hydriques, la région est vue par Kiev comme une extension naturelle de son territoire. Cela a été particulièrement mis en évidence par la destruction du barrage de Nova Kakhovka en juin 2023, un événement qui a souligné l'interconnexion des infrastructures entre la Crimée et le reste de l'Ukraine.

Au niveau international, la légitimité de la Crimée en tant que partie de l'Ukraine a été reconnue, notamment avec le Traité d'amitié, de coopération et de partenariat de 1997 signé avec la Russie. Ce traité soulignait le respect mutuel de l'intégrité territoriale et l'inviolabilité des frontières. La dénonciation de ce traité par l'Ukraine en 2018 était une réponse directe aux actions de la Russie en 2014, marquant une détérioration significative des relations entre les deux pays.

La position de Kiev sur la Crimée est également ancrée dans des principes constitutionnels. Selon la Constitution du pays, les frontières ne peuvent être modifiées que par un référendum national. La Cour constitutionnelle a donc invalidé la décision du parlement de la République autonome de Crimée sur l'indépendance, arguant que celle-ci allait à l'encontre du principe d'intégrité territoriale établi lors du référendum pour l'indépendance de l'Ukraine en 1991.

De plus, l'Ukraine considère les actions de la Russie en Crimée comme une violation directe du Mémorandum de Budapest, un accord international garantissant le respect de l'indépendance et des frontières de l'Ukraine. Cette perception est renforcée par la stratégie de réintégration de la Crimée, élaborée par Kiev, qui vise à récupérer la région par tous les moyens nécessaires, qu'ils soient diplomatiques, militaires, économiques ou autres.

Cependant, au sein du gouvernement ukrainien, il existe des divergences sur l'approche à adopter concernant la Crimée. Certains plaident pour une reconquête intransigeante, tandis que d'autres envisagent des négociations afin d’obtenir des concessions russes dans d'autres domaines. Cette divergence de vues reflète la complexité de la situation et les multiples défis auxquels l'Ukraine est confrontée.

Les arguments russes

La Russie invoque la Charte des Nations unies et la Déclaration de 1970 sur les principes du droit international pour justifier son action en Crimée. Selon Moscou, la Crimée aurait été privée de son droit à l'autodétermination par l'Ukraine, une situation exacerbée par l'arrivée au pouvoir de ce que la Russie qualifie d'”autorités illégales” à Kiev, ainsi que par la reconnaissance internationale de l'indépendance unilatérale du Kosovo. Ce dernier exemple est souvent cité par la Russie pour illustrer une application sélective du droit à l'autodétermination par les puissances occidentales.

Moscou s’appuie donc sur le résultat du référendum de 2014, où une majorité écrasante a voté en faveur de l'annexion à la Russie. Moscou affirme que ce vote reflète l'expression libre et volontaire des peuples de Crimée. Cependant, ce référendum n'est pas reconnu par Kiev et une grande partie de la communauté internationale, et a été réalisé dans un contexte controversé, après des décennies d’efforts de russification.

Moscou met également en avant des considérations historiques, affirmant que la région a été "donnée" à l'Ukraine et qu'elle a toujours eu une connexion profonde avec la Russie, tant sur le plan culturel qu'historique. Cet argument fait fi de la présence des Tatars de Crimée et des Ukrainiens, qui subissent régulièrement des pressions pour quitter la péninsule. Les actions de la Russie à l'égard de ces groupes ont été critiquées comme étant contraires aux principes du droit international et des droits de l'homme.

Deux scénarios possibles

Aujourd'hui, avec l'appui militaire occidental, l'Ukraine se sent en position de force pour envisager la reconquête de la Crimée. Kiev espère bloquer les accès de Tchonhar et de Henitchesk au nord et en détruisant le pont de Kertch, isolant ainsi l'armée russe. Des plans sont même en cours pour une future "dérussification" et une nouvelle gouvernance de la péninsule.

Cependant, plusieurs facteurs pourraient compliquer cette entreprise :

  • Les limites du soutien occidental, à la fois financier, politique et temporel, concernant spécifiquement la Crimée.
  • La capacité de résistance et de mobilisation de l’armée russe.
  • La réaction des Criméens eux-mêmes à un retour sous contrôle ukrainien.

Le scénario de reconquête envisagé par Kiev impliquerait plusieurs étapes militaires stratégiques, notamment la destruction du pont de Kertch et une offensive en direction de la mer d'Azov. Des opérations qui ne sont pas sans dangers. La destruction de l’usine d’ammoniaque d'Armiansk, par exemple, ferait courir des risques écologiques comparable aux conséquences du sabotage du barrage de Nova Kakhovka.

Un autre scénario, moins évoqué mais potentiellement viable, serait celui d'une Crimée bénéficiant d’une large autonomie, voire de l’indépendance totale. Cette option pourrait émerger dans un contexte de troubles politiques internes en Russie, notamment à la fin du règne de Poutine, ou si l'Ukraine parvenait à reprendre le contrôle de la région. Actuellement, la majorité des Criméens semble favoriser un alignement avec la Russie. Cependant, en cas de reprise de la Crimée par l'Ukraine et en l'absence d'un référendum, une guérilla prorusse pourrait évoluer vers une démarche indépendantiste.

Depuis 1991, ni Kiev ni Moscou n'ont pleinement pris en compte les désirs des Criméens, qui ont été tantôt ignorés, tantôt instrumentalisés. Une indépendance pourrait devenir un compromis acceptable pour Kiev et Moscou, transformant la péninsule en une zone grise, potentiellement un paradis fiscal ou un micro-État.