Cobelligérance : où se situe la ligne rouge ?
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Depuis le début de l’offensive russe en Ukraine, le concept de cobelligérance s’est retrouvé au cœur de l’actualité. En effet, dans un monde où les intérêts nationaux sont de plus en plus étroitement liés, il est devenu courant pour des pays de soutenir financièrement, militairement ou diplomatiquement des alliés pris dans un conflit armé. Le soutien apporté à l'Ukraine a pris plusieurs formes, allant de sanctions économiques à la livraison d'armements considérés comme défensifs, en passant par la formation des membres de ses forces armées et la fourniture de renseignements. Cependant, un véritable glissement idéologique s’opère depuis quelques semaines. Après avoir longtemps hésité, l’occident a validé l’envoi de blindés lourds tels que les chars Abrams américains ou Leopard allemands. Dans le même temps, Emmanuel Macron n'a pas fermé la porte à l'envoi d'avions de combat, assurant que « rien n’est interdit », lors d’un déplacement au Pays-Bas en janvier dernier.
L’aide fournit à l'Ukraine suscite de nombreuses questions. En premier lieu, il y a les aspects politiques, qui sont liés à la détermination de la position politique des pays impliqués dans le conflit. Il y a également des questions stratégiques, liées à l'impact des décisions prises sur la situation générale de la région et sur les relations internationales. Le soutien apporté à l'Ukraine soulève également des problèmes économiques, liés aux coûts élevés de la livraison d'armements et des nombreux crédits accordés. Cela représente un investissement considérable pour les alliés de l’Ukraine. Enfin, il y a des questions juridiques, liées aux traités internationaux qui régissent les conflits armés. Concernant l'aspect juridique de la cobelligérance, « trois corpus au moins peuvent être mobilisés », explique Julia Grignon, chercheuse en droit des conflits armés à l’IRSEM. « Le droit au recours à la force tel qu’encadré par la Charte des Nations unies, le droit des conflits armés dont le socle fondamental est constitué des quatre Conventions de Genève de 1949 et leurs Protocoles additionnels de 1977 et le droit de la neutralité tel que décrit dans les Conventions de La Haye de 1907 », précise-t-elle.
Alors où se situe la limite ? À partir de quand pourra-t-on considérer que l’occident est partie prenante du conflit ? Selon Julia Grignon, ce n’est pas dans les textes de lois que se trouve la réponse, « cette question est en réalité éminemment politique », affirme-t-elle.
Repousser les lignes
Dans sa définition la plus communément admise, la cobelligérance désigne celui qui s’engage auprès d’un autre pour combattre un ennemi commun, sans pour autant lui être lié par une alliance militaire formelle. Dans les premières semaines du conflit, le risque de cobelligérance est à l’origine de nombreuses tergiversations. Le 7 mars 2022, Emmanuel Macron dit vouloir « stopper cette guerre sans devenir nous-mêmes des belligérants ». Le chef de l’État fait ainsi référence aux sanctions économiques mises en place par l’Europe, les États-Unis et plusieurs autres nations occidentales ainsi qu’à l’envoi de matériel dit « défensif ». L’aide militaire se limite alors à des missiles anti-chars, des véhicules de transports de troupes, des drones ou des systèmes de défense anti-aérien. Peu ou prou au même moment, Florence Parly, ministre des armées à l’époque, donne devant le Sénat des précisions sur la définition française de la cobelligérance : « l’engagement direct de nos forces ou de celles de nos alliés pour soutenir l’armée ukrainienne n’est pas une option car elle ferait de nous des cobelligérants ». Celle-ci ne fait pourtant pas l’unanimité. Le même jour, devant l’assemblée nationale, Jean-Luc Mélenchon regrette que l’Union européenne ait décidé de fournir de l’armement aux forces armées ukrainiennes, « décision qui ferait de nous des cobelligérants ».
Depuis quelques semaines, il semblerait que la ligne rouge de la cobelligérance ait grandement reculé, en témoigne l’envoi de matériel de plus en plus offensif. Le 4 janvier dernier, lors d’un entretien téléphonique entre les deux chefs d’État, Emmanuel Macron a promis à Volodymyr Zelensky la livraison de chars légers, des AMX-10 RC. Peu de temps après, Joe Biden et Olaf Scholz lui emboîtent le pas et valident la livraison de blindés de combat. D’abord des Marder et des Bradley puis des Leopard ainsi que des chars Abrams. Selon l’avis de nombreux experts, si la France ne se décide pas à fournir des chars Leclerc à l’Ukraine, c’est pour la simple et bonne raison qu’elle n’en possède qu’un petit nombre en état de marche. Ce franchissement de cap, avec la livraison de ces blindés lourds fabriqués en Occident marque une évolution majeure dans la nature de l'aide militaire occidentale à Kiev. Il ne s'agit plus simplement d'assister l’Ukraine dans la défense de son territoire mais d’aider l’armée ukrainienne à contre-attaquer, reconquérir les territoires illégalement occupés par la Russie, dans le Donbass et aussi peut-être en Crimée. De nombreux personnages politiques et journalistes considèrent que ces décisions font courir un risque important aux pays qui les prennent et devraient faire l’objet d’un débat public en bonne et due forme. En effet, fournir du matériel de plus en plus décisif nécessite de flirter avec une dangereuse ligne rouge. C’est d’ailleurs ce qui est à l’origine de la longue hésitation allemande, « le chancelier Olaf Scholz, qui ne veut pas favoriser une escalade, s'inquiète des accusations de cobelligérance et doit alors faire face à une opinion publique très divisée » explique Éric-André Martin, secrétaire général du comité d’étude des relations franco allemandes de l’IFRI.
Même la Suisse, pays neutre par excellence se trouve actuellement en proie à d’importants débats. En cohérence avec son principe de neutralité, la Suisse n’a livré aucune arme à l’Ukraine. La confédération helvétique ne permet pas non plus aux pays qui lui ont acheté du matériel militaire de le réexporter vers Kiev. À mesure que l’opinion évolue, cette position est de moins en moins tenable. Le 24 janvier dernier, la commission parlementaire de la politique de sécurité du pays s'est dite favorable à 14 voix contre 11 à la réexportation d'armes vers l'Ukraine, remettant ainsi en question son principe de neutralité.
« Nous ne sommes pas en guerre avec la Russie »
Dans le discours officiel, la France et les alliés de l’Ukraine ne considèrent pas avoir franchi le Rubicon. « Nous ne sommes pas en guerre avec la Russie et aucun de nos partenaires ne l'est. La livraison d'équipements à l'Ukraine dans le cadre de l'exercice de sa légitime défense ne constitue pas une cobelligérance », insistait il y a deux semaines Anne-Claire Legendre, porte-parole du ministère de l’Europe et des affaires étrangères, lors d’un point presse. C’est également l’avis de plusieurs experts, à l’image de Michel Goya, dont la parole est relayée dans les médias et sur les chaînes d’informations en continu. L’ancien colonel considère que la question « n’a aucun sens dans le cas de la guerre en Ukraine ». « On est en guerre ou on ne l’est pas. Si on mène deux guerres parallèles contre le même ennemi, là on se trouve en cobelligérance. Dans le cas présent, seule l’Ukraine est en guerre contre la Russie, pas les pays occidentaux qui se contentent de la soutenir et la taille ou la puissance des armements fournis n’y change rien », affirme-t-il dans un article publié sur son blog.
Encore une fois, cette idée est loin de faire l’unanimité. Dans un entretien accordé au journal Le Figaro, Jean-Baptiste Noé, docteur en histoire économique et rédacteur en chef de la revue Conflits, évoque l’envoi de chars lourds en Ukraine. « Cette livraison montre que les État européens s'engagent véritablement dans la guerre. […] C'est le signe qu'ils sont bien en guerre contre la Russie, même s'ils ne le disent pas ouvertement. Il ne s'agit pas d'une cobelligérance de droit, car elle ne répond pas aux critères juridiques, mais d'une cobelligérance de fait », explique-t-il.
« Un engagement direct des Occidentaux dans le conflit »
Sur cette question des chars de combat, la position russe n’est pas très claire. D’un côté, Vladimir Poutine affirme régulièrement que la livraison de chars constitue une ligne rouge qui entraînerait une riposte importante. Cependant, il prétend par ailleurs que ces livraisons ne changeront rien à la situation en Ukraine. Le porte-parole de la présidence russe Dmitri Peskov a dénoncé quant à lui « un engagement direct des Occidentaux dans le conflit ». Si l’opinion de Vladimir Poutine et de ses stratèges est importante, c’est parce qu’il ne s’agit pas de savoir si telle ou telle décision occidentale constitue, en soi, un acte de guerre. Le droit des conflits armés reste flou sur cette question. C’est l’interprétation qui en est faite par le Kremlin qui est déterminante.
Une question « éminemment politique »
Jean-Claude Allard, chercheur à l’IRIS, explique que si l’envoi de blindés de combats était acceptable, c’est parce qu’ils ne changeront pas clairement la donne. L’ancien général de division considère que « la valorisation de l’armée ukrainienne serait insuffisante pour reprendre l’initiative ». « Le rassemblement et l’acheminement de ces chars prendront plusieurs mois. Ils ne permettront pas une relance avant l’été. Poutine pense peut-être pouvoir être plus rapide dans la reconstitution de sa force de combat avec les nouveaux mobilisés et les matériels envoyés en renfort et reprendre l’offensive avec la supériorité », explique-t-il dans une tribune publiée sur le site de l’institut de recherche en relations internationales.
La fourniture de renseignement peut se montrer bien plus décisive que l’envoi. Le 4 mai dernier, le New York Times avait affirmé que sur les 17 généraux russes tués, « beaucoup » avaient été ciblés grâce à des renseignements américains. L’information avait été qualifiée d’« irresponsable » par le Conseil national de sécurité des États-Unis. « Nous aidons les Ukrainiens à se défendre mais nous ne fournissons pas de renseignement dans l’intention de tuer des généraux », avait affirmé la porte-parole du Conseil, Adrienne Watson, sans pour autant convaincre.
Vladimir Poutine n’a que faire du droit international. Il décide seul des limites de la cobelligérance et de ses réactions aux décisions occidentales. Cela oblige les alliés de l’Ukraine à peser le pour et le contre avant chaque annonce ainsi qu’à s’efforcer d’anticiper le plus finement possible la réponse du Kremlin. Un mois après le début de l’offensive, le dirigeant russe avait par exemple annoncé que « tout pays qui tenterait d’imposer une zone d’exclusion aérienne dans le ciel ukrainien serait considéré comme un cobelligérant ». En dépit de l’insistance de Kiev, cette ligne rouge n’a jamais été franchie par les Occidentaux, car elle impliquerait l’ouverture du feu sur tous les appareils militaires russes survolant l’Ukraine. Cela constituerait, sans nul doute, un acte de guerre. Malgré leur assistance de plus en plus décisive, les alliés de l’Ukraine ont donc toujours veillé attentivement à ne pas pouvoir être officiellement accusé de cobelligérance. Si, à des fins de propagande, le Kremlin a plusieurs fois évoqué « l’engagement direct des Occidentaux dans le conflit », il semblerait qu’il ne soit pas dans l’intérêt de la Russie de faire monter la tension sur ce sujet.
Crédit photo de couverture : Département de la défense américain, Oz Suguitan, Transportation Command