Audition d'experts en géopolitique par la commission défense : « l'ADN stratégique de la France est remis en cause »

Audition d'experts en géopolitique par la commission défense : « l'ADN stratégique de la France est remis en cause »

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Hier, mardi 5 juillet, la commission de la défense de l'Assemblée nationale a auditionné 3 experts des questions de géopolitique et de défense : M. Pascal Boniface, directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), M. Thomas Gomart, directeur de l’institut français des relations internationales (IFRI) et M. Bruno Tertrais, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS). Defense Zone a suivi pour vous ce premier rendez-vous de la nouvelle commission, nouvelle par ses membres, car 80% des députés qui la compose n'en faisaient pas partie auparavant. L'occasion peur eux de découvrir ou approfondir leurs connaissances des menaces en cours et à venir, mais également d'obtenir des conseils, des pistes d'actions ainsi que des avis sur les choix à faire dans la prochaine loi de programmation militaire (LPM).

 

Les conséquences de la guerre en Ukraine 

L'agression commise par la Russie à l'encontre de l'Ukraine a bouleversé l'échiquier mondial. Selon Pascal Boniface, nous nous retrouvons "dans une situation qui est pire que pendant la guerre froide". Sauf qu'aujourd'hui, à la différence de la seconde moitié du XXe siècle, la guerre en Europe est tout ce qu'il y a de plus réel. Alors qu'un retour à la normale des relations entre la Russie et l'occident semble impossible avant la fin du règne de Vladimir Poutine, c'est tout "l'ADN stratégique de la France depuis le début de la 5e république qui est remis en cause". Mise en place par De Gaulle, cette posture française qui consistait à maintenir un dialogue constant avec la Russie est devenu intenable. En effet, nous devons faire face à une nouvelle séparation, "non plus entre l'Est et l'Ouest, mais entre la Russie et le reste de l'occident" affirme Pascal Boniface. En suspens, c'est de la position du reste du monde qu'il s'agit. Pour le moment, l'aide militaire et plus encore les sanctions ne sont pas mondiale mais bien occidentale seulement. Par la voix de son directeur, l'IRIS considère donc que "la diplomatie parlementaire ne sera jamais aussi importante" et d'ajouter qu'il "en va de l’avenir de l’indépendance stratégique française que les parlementaires puissent aller convaincre leurs collègues étrangers". 


La principale conséquence de cette nouvelle donne géopolitique est la résurrection d'une OTAN que le président de la République jugeait en "état de mort cérébrale" en novembre 2019. Cependant, cette montée en puissance s'est faite au détriment de l'autonomie de la France et plus largement de l'Union européenne qui a considérablement augmenté sa dépendance à l'égard des États-Unis. Sur le plan militaire d'une part, la présence américaine en Europe se renforce. Joe Biden annonçait le 29 juin dernier, en introduction du sommet de l'OTAN, l'arrivée prochaine de 20 000 soldats US en Europe. Faisant grimper le nombre de personnels américain sur le vieux continent à plus de 100 000. D'autre part, l'industrie de défense européenne n'est pas en mesure de répondre à la demande qui a explosé en même temps que la guerre. Après le patron de Nexter, la semaine dernière, Sébastien Lecornu reçoit ce jeudi Eric Trappier, président-directeur général de Dassault Aviation. Le ministre des armées demande des armements disponibles plus rapidement et moins chers, économie de guerre oblige. Toujours est-il que pour l'instant, l'essentiel de l'augmentation des budgets de défense européens est dépensé en matériel américain. Outre l'aspect militaire, Pascal Boniface a porté l'attention des membres de la commission sur la question énergétique. Depuis que la Russie a coupé le Gaz à l'Europe et que les 27 se sont accordés sur l'embargo sur le pétrole, la France et ses partenaires se sont en grande partie tournés vers les hydrocarbures américains.

Eu égard à cette constatation, toute la question est de savoir comment se laisser prendre dans le giron américain sans pour autant s'éloigner définitivement de la Russie. Sur ce point, le directeur de l'IRIS semble d'accord avec Emmanuel Macron lorsque celui-ci s'attirait les foudres de l'Ukraine en appelant à "ne pas humilier la Russie". Ce que craint Pascal Boniface, c'est la "lituanisation de notre posture stratégique", en référence à nos alliés lituaniens qui estiment "qu'une Russie qui n'est pas profondément et durablement affaiblie ne peut qu'être une menace" explique-t-il avant d'ajouter : "Poutine est une menace, la Russie ne l'est pas forcément".

Un contexte géopolitique fragile

"Il n'y a pas de retour de la guerre mais plutôt un retour de la haute intensité en Europe", Thomas Gomart et Bruno Tertrais sont tous deux d'accord sur ce point et rappelle aux députés que la guerre en Ukraine est loin d'être la seule menance pesant sur la France. À l'intérieur du territoire d'abord, la persistance du terrorisme, les mouvances identitaires et ultranationalistes, ou l'activité criminelle représentent autant de menaces à ne pas négliger.

À l'extérieur ensuite, la trajectoire de la Turquie doit être surveillé de près compte tenu du partenariat stratégique qui a été signé avec la Grèce en septembre 2021. La France est liée à elle par une clause de défense mutuelle. Les tensions entre la Turquie et la Grèce doivent être un sujet majeur pour la France. Il y a à peine plus d'un mois, Recep Tayyip Erdogan annonçait rompre toute discussion avec les dirigeants grecs. À noter que la Turquie a récemment obtenu une victoire stratégique majeur. En usant de son droit de véto concernant l'intégration de la Suède et de la Finlande au sein de l'OTAN, Erdogan a fait accepter aux deux pays scandinaves des positions sur la question Kurdes inenvisageable avant la guerre en Ukraine. Un tour de force qui s'apparente ni plus ni moins à "faire avaler son chapeau" selon les mots de Bruno Tertrais, directeur adjoint de la FRS.

Également, le problème du djihadisme en Afrique subsaharienne qui est loin d'être réglé. À la demande de la junte militaire malienne, la France met fin à l'opération Barkhane après 9 ans de présence sur place. L'Europe annonce quant à elle le retrait de la Task Force Takuba. Ces militaires quittent une zone en proie aux groupes armés terroristes. Durant le week-end du 18 et 19 juin, plus de 130 civiles ont été tués dans ce qui est l'une des pires attaques que le pays ai connu. Des attaques qui se multiplient aussi au Burkina Faso. Enfin, Thomas Gomart, directeur de l'IFRI, attirent l'attention des députés sur la "compétition de puissance entre l'Iran et Arabie Saoudite qui a des effets de bord nous concernant". Le chercheur fait référence à l'implication indirecte de la France dans la guerre entre les rebelles yéménites et la coalition menée par l'Arabie Saoudite. Bruno Tertrais, rappel quant à lui que les Émirats Arabes Unis, pays membre de cette coalition, sont liés à la France par "un accord de défense exigeant". 

Malgré tout cela, "il n’y a pas de menace militaire immédiate contre la France" insiste-t-il. L'avenir du pays dépend bien plus des luttes d'influences en cours que d'une éventuelle guerre. L'évolution de la rivalité entre les États-Unis et la Chine fait partie de ces enjeux majeurs. De ce point de vue, le résultat du sommet de l’OTAN est conforme aux intérêts français, la Russie est la principale menace pour l’Europe, en lieu et place de la Chine.

Dans ce contexte dont la complexité atteint des sommets, Thomas Gomart formule deux recommandations à l'attention de la commission de la défense."Il semble important de continuer à penser par soit même [...] c'est la base de toute volonté d'autnomie stratégique d'éviter une forme de nombrilisme stratégique" explique-t-il. Pour cela, l'une des clefs serait de "porter plus d'attention aux intentions des autres" au lieu de se concentrer continuellement sur nos propres capacités de défense.

Un contexte inédit

L'ensemble de ces bouleversements surviennent dans un contexte très particulier. Les problèmes liés au dérèglement climatique se conjuguent à la "mise en donnée du monde", cela "déplace les dépendances géopolitiques". À l'aube de tensions sur les ressources, de la multiplication des crises naturelles, de déplacement de population sans précédent, de la fragmentation croissante de nos sociétés, Thomas Gomart affirme qu'il "est plus que jamais nécessaire, bien davantage que par le passé, d’intégrer les dimensions extérieures à la sphère politico-militaire » et d’ajouter qu’il est primordial « d’agir et de penser à l’ombre de la guerre" 


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